À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Les deux derniers confinements (encore eux !) ont ravivé le goût pour des activités typiquement domestiques, cuisine, jardinage et l’indémodable tricot de nos grands-mères. Il connaît une nouvelle vigueur, même chez les Business wemen. Cette activité domestique nous renvoie aux femmes grecques, confinées dans leur gynécée, et à la plus fameuse d’entre elles, célèbre pour son tissage, Pénélope. Tout le monde a en tête cette femme mariée à un Ulysse disparu et cernée par des chefs de clans, les fameux prétendants.
ANT.-"Τηλέμαχ᾽ ὑψαγόρη, μένος ἄσχετε, ποῖον ἔειπες
ἡμέας αἰσχύνων· ἐθέλοις δέ κε μῶμον ἀνάψαι.
σοὶ δ᾽ οὔ τι μνηστῆρες Ἀχαιῶν αἴτιοί εἰσιν,
ἀλλὰ φίλη μήτηρ, ἥ τοι πέρι κέρδεα οἶδεν.
ἤδη γὰρ τρίτον ἐστὶν ἔτος, τάχα δ᾽ εἶσι τέταρτον,
90 ἐξ οὗ ἀτέμβει θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν Ἀχαιῶν.
πάντας μέν ῥ᾽ ἔλπει καὶ ὑπίσχεται ἀνδρὶ ἑκάστῳ
ἀγγελίας προϊεῖσα, νόος δέ οἱ ἄλλα μενοινᾷ.
ἡ δὲ δόλον τόνδ᾽ ἄλλον ἐνὶ φρεσὶ μερμήριξε·
στησαμένη μέγαν ἱστὸν ἐνὶ μεγάροισιν ὕφαινε,
95 λεπτὸν καὶ περίμετρον· ἄφαρ δ᾽ ἡμῖν μετέειπε·
"᾽κοῦροι ἐμοὶ μνηστῆρες, ἐπεὶ θάνε δῖος Ὀδυσσεύς,
μίμνετ᾽ ἐπειγόμενοι τὸν ἐμὸν γάμον, εἰς ὅ κε φᾶρος
ἐκτελέσω, μή μοι μεταμώνια νήματ᾽ ὄληται,
Λαέρτῃ ἥρωι ταφήιον, εἰς ὅτε κέν μιν
100 μοῖρ᾽ ὀλοὴ καθέλῃσι τανηλεγέος θανάτοιο,
μή τίς μοι κατὰ δῆμον Ἀχαιϊάδων νεμεσήσῃ.
αἴ κεν ἄτερ σπείρου κεῖται πολλὰ κτεατίσσασ᾽.
"ὣς ἔφαθ᾽, ἡμῖν δ᾽ αὖτ᾽ ἐπεπείθετο θυμὸς ἀγήνωρ.
ἔνθα καὶ ἠματίη μὲν ὑφαίνεσκεν μέγαν ἱστόν,
105 νύκτας δ᾽ ἀλλύεσκεν, ἐπεὶ δαΐδας παραθεῖτο.
ὣς τρίετες μὲν ἔληθε δόλῳ καὶ ἔπειθεν Ἀχαιούς·
ἀλλ᾽ ὅτε τέτρατον ἦλθεν ἔτος καὶ ἐπήλυθον ὧραι,
καὶ τότε δή τις ἔειπε γυναικῶν, ἣ σάφα ᾔδη,
καὶ τήν γ᾽ ἀλλύουσαν ἐφεύρομεν ἀγλαὸν ἱστόν.
110 ὣς τὸ μὲν ἐξετέλεσσε καὶ οὐκ ἐθέλουσ᾽ ὑπ᾽ ἀνάγκης·
ANTINOOS.- Quel discours, Télémaque ! ah ! prêcheur d’agora à la tête emportée !…tu viens nous insulter !…tu veux nous attacher un infâme renom !…la cause de tes maux, est-ce les prétendants ?…Voilà déjà trois ans, en voici bientôt quatre, qu’elle va, se jouant du cœur des Achéens, donnant à tous l’espoir, envoyant à chacun promesses et messages, quand elle a dans l’esprit de tous autres projets ! Tu sais l’une des ruses qu’avait ourdies son cœur. Elle avait au manoir dressé son grand métier et, feignant d’y tisser un immense linon, nous disait au passage : « Mes jeunes prétendants, je sais bien qu’il n’est plus, cet Ulysse divin ! mais, malgré vos désirs d’hâter cet hymen, permettez que j’achève : tout ce fil resterait inutile et perdu. C’est pour ensevelir notre seigneur Laërte : quand la Parque de mort viendra tout de son long le coucher au trépas, quel serait contre moi le cri des Achéennes, si cet homme opulent gisait là sans suaire ! » Elle disait et nous, à son gré, faisions taire la fougue de nos cœurs. Sur cette immense toile, elle passait les jours. La nuit, elle venait aux torches la défaire. Trois années, son secret dupa les Achéens. Quand vint la quatrième, à ce printemps dernier, nous fûmes avertis par l’une de ses femmes, l’une de ses complices. Alors on la surprit juste en train d’effiler la toile sous l’apprêt et si, bon gré, mal gré, elle dut en finir, c’est que nous l’y forçâmes.
Homère, l’Odyssée, II, v85-110, Texte établi et traduit par V. Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1999
Bien que le pharos en question soit, selon Homère, destiné à ensevelir Laërte, son beau-père, le jour où celui-ci mourra (cette explication vise certainement à dédouaner la reine de tout soupçon de désir de remariage), celle-ci feint en tissant de préparer ses propres noces, alors qu’en défaisant le tissu elle les diffère. Conséquence du tissage, Pénélope donne l’impression de redevenir une numphè, alors que, dans le symbolisme conjugal du tissage, ce qui est uni (le stémon et la crocè) est défait dans l’obscurité de la nuit qui est le temps propre à l’union sexuelle, la symplokè, qui n’aura donc pas lieu. La ruse du tissu connaîtra une résurgence inédite pendant la première guerre mondiale, grâce à l’ingéniosité de l’espionne française Louise de Bettignies, qui a mis en place un réseau, le réseau Alice, qui comptait une centaine de tricoteuses informatrices, chargées de consigner, sur leur tricot (dans l’esprit des quipus incas) les allées et venues des troupes allemandes, sans éveiller les soupçons. La maille endroit se présente comme un V, tandis que la maille envers comme un trait d’union, ce qui correspond aux traits courts et longs du morse. Une erreur de mailles n’était pas sans conséquences…Ces activités de laine présentent aussi certains dangers insoupçonnés, en étant passé de l’espace privé à l’espace public : les femmes, à partir de la Révolution française (elles en ont été les grandes perdantes !), ont revendiqué leur présence par leur jeu d’aiguilles exécuté en public. C’est ainsi que le 7 juillet 1794, au Tribunal révolutionnaire de Paris, comparaît Germaine Queutier, femme Charbonnier, à qui on demande s’il est vrai qu’elle a dit en présence de plusieurs citoyens qu’il fallait un « roi ». Elle répond « qu’elle n’a pas parlé de roi, tel qu’était Capet ou tout autre, mais d’un rouet »…Au prix d’une prononciation fluctuante (roi se prononçait aussi [rouè]), elle perdit le fil de la vie !
Christelle Laizé et Philippe Guisard