À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Les dieux du stade ont élu domicile en France pour un mois et demi, en prémices des J.O. planétaires à Paris en 2024. Entre les Titans du ballon ovale et les masses qui emplissent les stades de l’hexagone, cette manifestation sportive met en œuvre des moyens techniques et humains de grande échelle. Côté spectacle vivant, c’est Rome qui a donné la pleine mesure du gigantisme et du grandiose. Moins connue que les combats de gladiateurs, la naumachie fut pourtant la réalisation la plus démesurée de l’Antiquité. Suétone, dans sa Vie de Claude, nous en livre une évocation haute en couleurs.
Edidit et in Martio campo expugnationem direptionemque oppidi ad imaginem bellicam et deditionem Britanniae regum praeseditque paludatus. Quin et emissurus Fucinum lacum naumachiam ante commisit. Sed cum proclamantibus naumachiariis : « Haue imperator, morituri te salutant! » respondisset : « Aut non ! » neque post hanc uocem quasi uenia data quisquam dimicare uellet, diu cunctatus an omnes igni ferroque absumeret, tandem e sede sua prosiluit ac per ambitum lacus non sine foeda uacillatione discurrens partim minando partim adhortando ad pugnam compulit. Hoc spectaculo classis Sicula et Rhodia concurrerunt, duodenarum triremium singulae, exciente bucina Tritone argenteo, qui e medio lacu per machinam emerserat.
Il fit également représenter au Champ de Mars la prise et le pillage d’une ville, d’après nature, ainsi que la soumission des rois de Bretagne, et présida au spectacle avec son manteau de général. Bien plus, avant de lâcher les eaux du lac Fucin, il y donna un combat naval ; mais, lorsque les combattants s’écrièrent : « Ave, imperator ! ceux qui vont mourir te saluent ! », il répondit : « Savoir s’ils mourront ! » : à ces mots, sous prétexte qu’il leur avait fait grâce, aucun d’eux ne voulut plus se battre ; alors, il fut longtemps à se demander s’il ne les ferait pas tous périr par le fer et par le feu, puis enfin il bondit de sa place et courant çà et là autour du lac non sans tituber de façon ridicule, soit par ses menaces soit par ses exhortations il les décida au combat. Dans ce spectacle, une flotte sicilienne et une flotte de Rhodes, comprenant douze trirèmes chacune, se livrèrent bataille au son d’une trompette embouchée par un Triton d’argent qu’une machine avait fait surgir au milieu du lac.
Suétone, Claude, XXI,
texte établi et traduit par H. Ailloud,
Paris, Les Belles Lettres, 1967
La naumachie était la reproduction artificielle de batailles historiques. Dans le principe, la naumachie n’utilisait pas de simples bateaux, mais de larges trirèmes et quadrirèmes, qui mobilisaient donc des centaines d’hommes. C’étaient de véritables vaisseaux de guerre, comme ceux en service dans la flotte romaine. L’équipage se composait de criminels ou de prisonniers de guerre, ce qui les différencie des gladiateurs qui, eux, pouvaient le devenir de leur propre gré. En conséquence de quoi, les naumachies se terminaient par la mort des combattants (alors que dans les combats de gladiateurs, 1 combat sur 5 seulement se soldait par la mort). La grâce accordée par Claude en 52 fut d’autant plus remarquée.
La première naumachie remonte à 46 av. notre ère, du temps de César, qui, pour célébrer son pouvoir absolu, avait organisé toute une série de festivités, dont la reconstitution d’une bataille navale, dans un simple bassin, aménagé sur les berges du Tibre. Au siècle suivant, Claude inaugure la naumachie dans le cadre naturel du lac Fucin (centre de l’Italie). Selon Tacite, 19000 hommes participèrent à ce spectacle jamais égalé : une foule immense s’était amassée dans un amphithéâtre naturel, à la grande jubilation de Claude qui encourageait sur la berge.
Les contraintes financières et logistiques ont limité le nombre de naumachies : excaver le terrain, remplir les bassins, recruter les combattants, construire la flotte…Néron s’était même mis en frais de poissons et de créatures marines pour remplir les bassins et parfaire le réalisme…Le Colisée en accueillit aussi, lors de son inauguration en 80 de notre ère : à l’origine, il reposait sur des poteaux de bois ce qui permettait un démontage rapide de l’esplanade de l’arène et de remplir d’eau l’amphithéâtre.
La dernière naumachie antique se déroula en 248 de notre ère sous Philippe l’Arabe, pour la célébration des 1000 ans de Rome. Néanmoins, elle alimenta la nostalgie des célébrations grandioses, en 1550 à Rouen pour le roi Henri II et en 1807 à Milan pour Napoléon Ier.
Entre les courses d’aviron sur les plans d’eau et les joutes nautiques et folkloriques dans différentes localités européennes, l’époque actuelle est revenue à plus de raison, au bénéfice d’une meilleure gestion de l’eau.
Christelle Laizé et Philippe Guisard