Entretien avec Andrea Marcolongo - La langue géniale

Média :
Image :
Texte :

copyright de la photographie : Rosso35

9 questions sur La Langue géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec ancien

Entretien avec Andrea Marcolongo

1. Dans votre ouvrage vous commencez par une confidence : le grec ancien est votre plus longue histoire d’amour. Quand et comment êtes-vous tombée amoureuse ? Est-ce que cela a été « le coup de foudre » ? 

Tout simplement ainsi : je suis fière de définir mon rapport au grec comme étant la plus longue histoire d’amour de ma vie. Pour autant, je n’ai pas eu de coup de foudre, auxquels je crois peu par ailleurs, mais un parcours d’apprentissage et d’élaboration comme lorsqu’on tombe amoureuse d’une personne en chair et en os. Au début, on ne sait que son nom, comme on ne découvre du grec qu’un alphabet différent, et puis, chaque jour, on en apprend un peu plus au fil d’un cheminement de véritable construction de soi-même en dialoguant avec l’autre. C’est ainsi que je l’ai ressenti en fréquentant les auteurs antiques durant mes seize années d’étude, du lycée au diplôme en Lettres classiques à l’Université de Milan. Et pourtant, depuis toujours, certaines questions restaient sans réponse, quelque chose que je n’avais jamais eu le courage de demander au grec au cours de mes études : le sens de l’étrangeté – et de la beauté – de sa grammaire. C’est pourquoi, dès le départ, j’ai souhaité que La langue géniale ne fût ni un essai traditionnel ni un manuel scolaire, mais presque un roman sur la signification la plus intime de la langue grecque – une syntaxe de l’âme humaine guidée par le fil rouge du grec ancien, comme la critique l’a définie. A mon sens, mon livre est une déclaration d’amour non seulement au grec mais plus généralement à la beauté de cette vie composée avant tout de passions, de rêves et de bonheur pour soi-même et ce que l’on aime.

2. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier le grec ancien ? A quel âge ? S’agissait-il d’un choix personnel ? Quel a été le premier texte que vous avez lu/traduit ?

Virginia Woolf écrivait combien c’est « étrange – très étrange – de vouloir savoir le grec, de se sentir attiré par le grec, et de toujours chercher à se faire une idée de la signification du grec, […] car dans notre ignorance nous serons toujours les derniers de la classe, étant donné que nous ne savons pas quelle prononciation avaient les mots grecs ni vraiment à quel moment nous devrions rire ».

Moi aussi je suis « étrange — très étrange— » et je le revendique dès la première page de mon livre. Parce que je ne me suis pas seulement obstinée à vouloir apprendre le grec, en choisissant d’abord le lycée classique puis la Faculté de Lettres classiques, mais parce que j’ai même tenté de le raconter. Avec une ambition : en faire tomber amoureux même celui qui ne l’a jamais étudié mais s’y intéresse, celui qui l’a étudié puis oublié, celui qui l’a étudié et détesté, jusqu’à celui qui l’étudie aujourd’hui à l’école.

Ecrire ce livre a été pour moi une expérience humaine extraordinaire : je suis partie du souvenir que j’avais de moi-même au lycée, lorsque j’annotais sur des livres de grec les premiers mots en grec, jusqu’à récupérer mes manuels universitaires dans des cartons qui avaient survécu à mes innombrables déménagements. L’Iliade et l’Odyssée, les premiers textes que j’ai lus en italien bien avant de savoir lire le grec, m’accompagnent toujours dans mes voyages, avec l’œuvre d’Antoine Meillet[1] qui a été la colonne vertébrale de mes années universitaires. Au final, pour écrire ce livre, j’ai souvent demandé de l’aide à mes élèves de grec et de latin, à ceux qui se débattent avec les lettres classiques aujourd’hui, en 2018, en découvrant que les questions qu’ils posent sont les mêmes que je posais lorsque j’étais encore une adolescente sans expérience du grec ni de la vie.

3. Quelles ont été les rencontres, de chair ou de papier, qui ont été déterminantes ? Quel a été, jusqu’ici, votre parcours intellectuel?

Mon enfance s’est partagée entre la Lombardie, où mon père travaillait comme commerçant de tissus, et le Chianti, où je passais de longs et solitaires étés, dans une maison sur la colline à mi-chemin entre Florence et Sienne. Je me souviens que je ne faisais que lire, lire et lire, en attendant la saison des vendanges et de mon retour à l’école, pour être enfin entourée d’autres enfants. Ma jeunesse aussi a été partagée entre un avant et un après : quand j’étais lycéenne, ma mère est morte d’une maladie rare, le temps d’un été. C’est alors que j’ai cessé d’avoir des racines parce que celles du petit arbre que j’étais alors, une enfant, n’étaient pas encore assez solides. Je les ai toujours cherchées ailleurs. Après le Baccalauréat, j’ai choisi de voyager, de prendre du temps pour connaître la femme que j’étais en train de devenir. Aujourd’hui, on parlerait d’une année sabbatique, mais pour moi ce fut une année de plénitude et de retour à moi-même : j’ai découvert l’Afrique inconsolable, le parfum de l’Inde, de ce qu’il reste après une révolution, comme c’est le cas à Cuba. Quand je suis revenue, j’ai choisi la seule voie possible pour moi : rester fidèle à l’Andrea que ce voyage m’avait fait découvrir. Je me suis donc inscrite en Lettres classiques à l’Université de Milan. J’ai suivi un cursus en latin, par amour pour ma professeure, avec un mémoire sur Médée, une femme bizarre, magnifique, qui perd ses racines par amour et finit par se perdre elle-même. Un poète latin a écrit qu’elle était ferox invictaque, « fougueuse et invicible » ; je me suis fait tatouer ces mots sur le dos. J’ai ensuite étudié à la Scuola Holden, un parcours qui m’a amenée à me spécialiser dans le storytelling et à travailler pour des hommes politiques, dont Matteo Renzi, et des entreprises, d’Allianz à Unicredit. Une voie qui n’était pas la mienne et que j’avais décidé d’abandonner pour mes trente ans, que j’ai eus en janvier de l’an dernier. Je ne savais pas encore que j’allais écrire un livre et qu’il serait devenu numéro un des ventes en Italie !

Depuis toujours, je tombe plus amoureuse des villes que des hommes. Après Dakar, où j’ai vécu six mois en travaillant pour une ONG, Florence, Turin et Paris, j’ai choisi de vivre à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, une ville dont je suis tombée éperdument amoureuse pour sa force à résister, à transformer les blessures ouvertes d’une guerre de 1450 jours en cicatrices qui restent mais dont la marque ne fait plus mal, pour sa beauté humble et digne, pour sa fierté à ne pas tomber dans la haine, pour sa faculté à rire de tout, y compris de la mort, et pour savoir gérer la douleur avec tant d’honnêteté, parce que la douleur fait partie de la vie. A Sarajevo est né mon premier livre et j’y suis retournée pour y composer le deuxième, qui sortira en Italie au mois de mars, chez Mondadori.

4. Quelle est votre conception de l’enseignement ?

Il m’arrive souvent de me retourner et de me revoir, jeune et un peu perdue dans le monde comme on ne peut que l’être à quatorze ans, dans ces jeunes à qui je donnais des cours particuliers de grec et de latin avant de devenir une écrivaine à temps plein. Désormais, que ce soit en Italie, au Pérou, en Grèce ou au Chili, je souris à observer le visage curieux des jeunes qui assistent à mes conférences : c’est comme si la classe à laquelle j’enseigne était devenue immense, comme ma responsabilité.

Une mise en garde, ou plutôt un conseil, que j’aime donner à mes étudiants est celui-ci : amusez-vous. Posez toutes les questions que vous pouvez. Soyez curieux, glissez-vous sous la chape des règles grammaticales et de la peur naturelle qu’une langue ancienne impose. Oubliez l’apprentissage pour l’apprentissage : il ne s’agit pas de ne pas apprendre, mais d’essayer de comprendre la langue dont la grammaire n’est que le code, pas la fin. Le grec ancien, comme toute langue, servait à représenter un monde : tentez de penser comme pensaient les Grecs. Avec un bon manuel à côté, il n’y a pas de version qui puisse faire peur, parce que le grec ancien sera vôtre et fera partie de vous. Cette idée de « jouer à penser comme un Grec ancien », même si l’on ne connaît pas le grec, est l’une des aspirations de mon livre.

5. Quand et pour quoi avez-vous décidé d’écrire La langue géniale ?

La langue géniale est née deux fois (et ainsi elle accumule tant d’histoires que je devrais en écrire un livre !). La première, il y a quatre ans, quand un élève à qui je donnais des cours de grec, m’a demandé pourquoi il fallait apprendre les paradigmes des verbes grecs et, pour répondre à son interrogation, je lui ai préparé un fichier Word, qui est finalement devenu le premier chapitre de La langue géniale, celui sur l’aspect des verbes. Ce n’est qu’ensuite que j’ai compris la beauté de sa demande que seuls les plus jeunes savent voir : il me demanda la raison de tant de bizarrerie dans la langue grecque, mais rien sur son utilité comme le font toujours les adultes.

Mais le livre ne serait certainement jamais parvenu en librairie sans Maria Cristina Olati, qui a veillé sur le texte de bout en bout et que je remercie au plus point. Je l’ai connue il y a deux ans et elle m’a demandé de lui envoyer ce que j’avais écrit sur le grec, percevant très vite l’idée et ma passion. J’avais toujours travaillé autour du grec, préparant des traductions pour Alessandro Baricco, mais jamais pour en écrire un livre ; une telle idée me faisait même peur. Je lui ai néanmoins envoyé ce que j’avais écrit en ajoutant un post scriptum : ‘je me rends bien compte que le grec n’est pas un sujet de best-seller ». Je fus sidérée quand, seulement deux jours plus tard, elle m’appela pour me dire : « on fait le livre ».

On me demande souvent à quoi j’attribue ce succès de plus de 150 000 livres vendus en Italie et par dix-sept éditeurs étrangers et je ne sais vraiment pas quoi répondre. J’ai écrit ce livre pour faire un cadeau à la langue que j’aime, toujours défendue comme « importante », « utile », mais presque jamais comme « belle ». Ma chance a été que, quelques amis mis à part, personne n’y croyait ; j’étais donc libre de mettre toute mon âme dans chaque page avec la plus grande sincérité, en dévoilant qui je suis et qui je ne suis pas. J’avais peur de perdre une part de moi-même en écrivant sur ma vie et sur le grec : aujourd’hui, grâce aux lecteurs, je sais que je n’ai rien perdu de ce qui m’appartenait, mais au contraire, d’avoir découvert une nouvelle partie de moi. Celle de l’écrivaine que je rêvais de devenir lorsque j’étais enfant.

6. Dans le livres, vous donnez 9 bonnes raisons d’aimer le grec ancien : pourquoi ? Quelles sont-elles?

Bien sûr, toute langue est géniale à sa façon parce qu’elle exprime le mode de penser de celui qui l’utilise au quotidien pour parler de lui. L’adjectif geniale qui donne son titre à mon livre dérive de trois langues différentes : le grec, où l’on retrouve la racine du verbe « créer » qui désigne, comme chez Aristophane, « l’esprit créateur » ; le latin, qui renvoie au genium, un petit être qui, dans la mythologie, accompagne l’homme au fil de la vie pour le rendre heureux ; et enfin le français, dans lequel génial signifie divertissant, beau. J’ai joué avec le même terme dans trois langues différentes pour expliquer pourquoi moi, Andrea, une jeune femme de trente ans, aime le grec : parce ce qu’est une langue libre et humaine. Libre parce que ses bizarreries, qui ont pu nous faire nous arracher les cheveux à l’école, du duel à l’ordre des mots en passant par l’optatif, ne sont pas des contraintes grammaticales, mais laissées au libre choix de ceux qui utilisaient le grec de tous les jours pour parler et écrire. Et ainsi c’est une langue humaine, parce qu’elle laisse aux hommes la responsabilité de choisir non seulement quoi dire mais encore comment le dire — et ainsi, choisissant en parfaite liberté d’expression un mode verbal plutôt qu’un autre, un duel ou un pluriel — ils disent également qui ils sont.

Depuis toujours, avant le langage, avant chaque langue, il y a des êtres humains qui utilisent les mots pour comprendre et se faire comprendre. Et, depuis toujours, avant le dire existe le penser. C’est pourquoi la langue reflète notre façon de voir le monde, de le parler et de faire face à nous-mêmes. En écrivant La langue géniale, j’ai voulu me demander comment les Grecs de l’Antiquité voyaient le monde par le biais de leur langue : un monde qui possédait, par exemple, un nombre particulier pour désigner le couple, le duel, ou un mode exact, précis, pour exprimer un souhait ou un regret, l’optatif. Et cette manière de voir le monde, si délicate et néanmoins sans imprécision, j’ai voulu la raconter à tous, qu’importe que l’on ait étudié le grec ou non. Mon livre se sert du grec ancien comme une clé pour inviter les lecteurs, avant tout, à se regarder dans un miroir et à exprimer ce qu’ils ressentent, ce qu’ils éprouvent, avec honnêteté, authenticité, intégrité et, pourquoi pas, ironie. Parce que les mots pour le dire existent, il faut toujours les trouver pour éviter le silence, le non-dit, l’angoisse due au fait de ne pas se sentir compris, de se sentir seuls au cœur de cette modernité.

7. Ce livre est aujourd’hui un best-seller international : quelles ont été les étapes du succès ? Votre sentiment à la première critique/article de presse ?  A l’occasion de ce livre, vous avez fait de nombreux voyages et rencontré de nombreux lecteurs : quels sont ceux qui vous ont touchés ?

Je n’aime pas la notion de best-seller ; je préfère le terme « merveille » : oui, aujourd’hui, je suis abasourdie et surprise par le succès obtenu. Je reviens tout juste du plus important festival de littérature d’Amérique du Sud, l’Hay Festival de Carthagène, où j’ai eu la chance de parler de grec ancien à un public innombrable de lecteurs sudaméricains aux côtés du prix Nobel Coetzee ou de Salman Rushdie.

Si, en Italie, La langue géniale a été l’essai le plus vendu en 2017, avec plus de 300 événements et 150 000 personnes rencontrées, le livre est disponible en espagnol depuis trois mois, et, grâce au livre, j’ai voyagé non en touriste mais comme écrivaine, du Chili jusqu’au toit des Andes au Pérou, en passant par l’Allemagne et la Grèce ; parfois, j’ai l’impression de vivre un rêve.

Ce que j’ai compris, après un an et demi à parcourir le monde, c’est que seules la distance et la différence font apparaître le sens pur, cristallin, de ce qui nous échappe souvent dans la trop grande proximité, quand nous regardons la pointe de nos pieds face à l’immensité du monde. Il n’est que trop facile et confortable de trouver la confirmation de notre manière de penser avec celui qui nous est proche semblable, avec quiconque partage avec nous une même histoire et des mêmes racines. Surtout, en repensant à tout ce que j’ai vécu à Santiago du Chili, Valparaiso, Cuzco, Arequipa et Lima, je pense qu’une explication possible du succès international d’un livre consacré à la langue grecque nous montre que la linguistique n’est pas une science exacte mais une science humaine, au sens où elle s’occupe des êtres humains, quelle que soit leur latitude.

C’est pourquoi raconter une langue ancienne comme le grec en Amérique du Sud m’a peut-être plus émue qu’en parler dans une librairie d’Athènes, de Rome ou de Madrid. Grâce au regard attentif et étonné de mes lecteurs des Andes, j’ai découvert une curiosité aussi vierge que l’Amazonie qui m’entourait. Aucun lecteur chilien ou péruvien ne m’a jamais demandé ce que je pensais de telle règle grammaticale ; tous sont restés bouche bée en retrouvant la même puissance de leurs mythes dans les tragédies grecques dont ils ignoraient presque tout, sauf qu’elles sont une vie qui vibre sur la page. Et la découverte de la beauté d’une langue comme le grec, qui a été à la naissance de la culture occidentale, les a rendus encore plus fiers de leurs très vieilles langues qui trouvent leurs racines au temps des Incas ; durant des heures, j’ai écouté, émerveillée, des enfants et des anciens qui me parlaient de quechua (ils m’ont même offert un dictionnaire aussi lourd qu’un dictionnaire grec), je les ai entendu dire nosotros, nous, avec la force que seule une langue possède pour affirmer l’identité d’un peuple.

Maintenant que je suis revenue de Colombie, en attendant d’arriver en France, je comprends le cadeau immense que l’Amérique du Sud m’a fait : ce nouveau monde m’a offert un nouveau grec, secouant la poussière et la fatigue accumulée durant des décennies d’étude et de débats infinis sur les langues utiles et inutiles. La vérité est qu’en Amérique latine, le grec que nous étudions à l’école en suant sur les déclinaisons, les versions et les paradigmes apparaît exotique comme pour nous, Européens, absorbés à lire la passion qui coule dans les veines et la chair des femmes de Gabriel Garcia Marquez o lorsque nous admirons, avec un inexprimable sens du sacré, l’immensité du Machu Pichu.

8. Pour reprendre une phrase d’un film culte en France qui dit que l’amour est « une joie et une souffrance », est-ce que l’amour du grec ancien fait mal ? Est-il est particulièrement difficile, aujourd’hui, de l’aimer ?

On débat beaucoup, à mon sens trop, sur l’utilité du grec à l’école ou sur la crise des langues anciennes : j’aime à définir ces polémiques, avec l’ironie qui me caractérise, plus anciennes que le grec ancien. Et souvent on perd de vue le sentiment premier que le grec ancien suscite à qui s’en approche : l’émerveillement.

Le grec est avant tout une langue qui sert à exprimer une idée du monde qui n’appartient qu’à lui ; ce n’est bien sûr pas une simple addition de règles de grammaire. C’est alors qu’émerge, pour moi, l’importance de l’aspect, le comment des choses et pas seulement le quand : on méconnaît souvent le monde grec, de son art, de sa littérature, comme quelque chose de très proche de nous, comme si nous étions les descendants directs des Grecs de l’Antiquité. Et pourtant la grécité et la langue grecque sont très différentes et éloignées de nous ; c’est pourquoi elles nécessitent tant d’efforts pour nous les approprier, comme c’est le cas de toute chose étrangère à laquelle on se confronte. Dans les textes grecs, et dans le grec, nous ne lisons plus les Anciens, c’est nous-mêmes que nous lisons.

Quand je suis dans les écoles, je demande aux enfants de m’aider, de comprendre pourquoi ils étudient, aujourd’hui, le grec : les réponses qu’ils me donnent me rendent plus que certaine que la polémique actuelle oublie quelque chose. On continue à se demander si le grec sert ou non dans le monde du travail et s’il est utile : mais les jeunes ne sont pas des utilisateurs, ce sont des êtres humains qui se constituent au travers d’un parcours bien plus complexe que le grec : l’adolescence. Pourquoi s’interroge-t-on toujours sur le futur au lieu de se pencher sur ce qui vivent les jeunes pendant, lors de ces cinq années où ils étudient le grec ? Le combat avec soi-même (et non avec la grammaire grecque), gérer l’échec d’un devoir en classe ou la joie d’une version réussie : à mon sens, l’étude d’une langue comme le grec, qui nous met au défi et nous apprend à combattre, apprend le métier de vivre, pour citer Pavese, en préparant à toute la grammaire des douleurs et des succès que la vie adulte réserve à chacun d’entre nous.

9. Pour finir, une phrase, de votre livre, que vous souhaiteriez commenter ?

Ce serait une phrase en particulier, située vers le début, dans laquelle je suis vraiment trop critique envers la méthode d’enseignement du grec utilisée dans la plupart des écoles. Pour essayer de « le dire » en grec ancien, je me suis trompée d’aspect en confondant le parfait avec le présent : οἶδα (je sais parce que j’ai vu) avec ὁράω (je suis en train de voir). Pour dire la vérité, avant la publication de La langue géniale, je n’avais pas mis les pieds dans une école depuis plus de dix ans et cette idée que j’avais d’un enseignement fondé sur la terreur, sur l’apprentissage par cœur, sur l’effort désespéré, étaient en fait – à la manière de Proust – la projection de mes peurs adolescentes. En allant à la rencontre de toutes les écoles d’Italie, j’ai découvert avec grande surprise non seulement des enfants beaucoup plus mûrs et préparés que moi à leur âge, mais également des enseignants vraiment héroïques, au plein sens du terme, car chaque matin ils se lèvent avec l’ambition de transmettre leur enthousiasme à leurs élèves avec une passion que je n’avais jamais vue auparavant. Je suis donc très reconnaissante envers tout le monde académique d’avoir accueilli avec tant d’affection mon premier livre – et j’ai voulu leur dédier un chapitre d’excuses dans le deuxième !

 

[1] NDR. Auteur des mythiques, ou plutôt canoniques Aperçu d’un histoire de la langue grecque, Esquisse d’une histoire de la langue latine, Dictionnaire étymologique de la langue latine  etc.

Dans la même chronique

Dernières chroniques