À l’occasion de la publication de Carpe diem. Petite initiation à la sagesse épicurienne aux éditions Les Belles Lettres, Charles Senard nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous introduire à la philosophie du Jardin.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Charles Senard : Je suis marié avec une femme charmante, j’ai deux enfants qui m’emplissent de bonheur, et je suis par ailleurs littéraire et latiniste, amateur de poésie en particulier. Je mène des recherches sur la poésie néo-latine du Quattrocento, florentine notamment, et j’ai publié plusieurs livres ces dernières années, dont Vénus et Priape, une anthologie de poésie érotique néo-latine du Quattrocento (Droz, 2017), deux recueils dans la belle collection « Signets » aux Belles Lettres (Imperator. Diriger en Grèce et à Rome en 2017 et Minus. La petite enfance en Grèce et à Rome, écrit avec ma femme, Louise de Courcel, en 2019), deux romans historiques sis dans la Gaule de l’an 475, à Arles et à Paris ; je publie aussi régulièrement des poèmes dans des revues (ARPA, Poésie Première, Verso…). Je travaille par ailleurs dans le privé depuis quinze ans, comme consultant en stratégie et en ressources humaines, dans divers lieux : Paris, Kaboul, et, depuis bientôt dix ans, Bruxelles.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
C.S. : D’abord la découverte de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, à l’âge de quinze ans : je ne m’en suis toujours pas remis. Plus tard, le séminaire de Perrine Galand à la Sorbonne, puis à l’EPHE, qui m’a permis de faire la rencontre délectable des grands poètes néo-latins de la Renaissance, et en particulier de Giovanni Pontano (1429-1503) : sensuel et virtuose, l’un des plus grands poètes de son temps, mais aussi poéticien et auteur de traités moraux, qui exerçait par ailleurs des responsabilités politiques et diplomatiques de tout premier ordre dans la Naples de la seconde moitié du Quattrocento. J’ai aussi particulièrement apprécié, édités par Juliette Desjardins, les deux recueils d’élégies de son contemporain Pacifico Massimi (1406-1506), poète tout à fait déjanté.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
C.S. : Je ne me souviens plus exactement du premier texte que j’ai traduit, probablement du César, à 17 ans, au début d’une prépa littéraire (j’avais fait du grec au collège et au lycée, et je commençais seulement le latin). Mais ma première expérience des délices littéraires latines est la découverte émerveillée d’un recueil de poèmes que je lisais et relisais lors d’une escapade dans le désert tunisien, en février 2001, et qui me semblait, à deux mille ans de distance, non seulement très beau, mais vivant, touchant, drôle et cinglant : Catulle.
L.V.D.C. : Vous publiez, aux Belles Lettres, une Petite initiation à la sagesse épicurienne : comment est né ce projet d’ouvrage ?
C.S. : C’est une proposition de Laure de Chantal, en 2021 (je l’en remercie !). L’épreuve collective de l’épidémie invitait à une réflexion concrète sur le bonheur. Pour ma part, l’épicurisme m’intéressait depuis longtemps, et j’appréciais tout particulièrement de lire, enchâssées dans des pages de Montaigne ou du Pierre Hadot, de magnifiques citations poétiques (Horace en particulier) qui illustraient tel ou tel aspect de la doctrine épicurienne.
L.V.D.C. : Comment est née celle que l’on qualifie souvent de « philosophie du Jardin » ? Et comment a-t-elle traversé les époques pour parvenir jusqu’à nous ?
C.S. : L’école philosophique épicurienne a été fondée par un homme de 34 ans, natif de l’île de Samos, Épicure, en 307/306 av. J.-C., dans un jardin à l’extérieur d’Athènes (d’où le surnom de l’école) et dans une petite maison du quartier de Mélitè. C’était une école faiblement hiérarchisée, rassemblée autour d’un maître, et financée par les dons de ses disciples. Elle perdura sans doute jusqu’au IIIe siècle après J.-C., avant de susciter un intérêt renouvelé à partir du XIIe siècle (à partir d’Abélard), puis dans l’Italie du Quattrocento (Raimondi, Valla), chez Montaigne au XVIe, etc. Dès l’origine, elle a été vivement critiquée et caricaturée, par les tenants des autres écoles philosophiques, puis par les apologistes chrétiens, qui ont diffusé l’image erronée de l’épicurien jouisseur (alors qu’Épicure prônait une ascèse rigoureuse), immoral (alors qu’Épicure recommandait certaines vertus, dont l’amitié), ou athée (alors qu’il croyait en l’existence des dieux).
L.V.D.C. : Et qui étaient les principaux épicuriens (et épicuriennes !) dans l’histoire de cette école philosophique ? Étaient-ils de bons vivants ? Quels textes avons-nous conservé ?
C.S. : Outre Épicure lui-même, je citerais par exemple, entre autres, Philodème de Gadara, Lucrèce, Diogène d’Oenanda… D’Épicure nous n’avons conservé, outre quelques citations recueillies par Sénèque ou Cicéron, que trois lettres et deux collections de maximes, provenant principalement des Vies des philosophes illustres de Diogène Laërce, un auteur du IIIe siècle. S’agissant de Philodème, nous avons eu la chance incroyable de retrouver sa bibliothèque carbonisée, dans la villa des Pisons à Herculanum, dans des rouleaux carbonisés dont certains, après bien des tribulations, ont pu être déchiffrés. Le texte du De natura rerum de Lucrèce n’était plus conservé que dans trois manuscrits au Moyen-Âge. De Diogène d’Oenanda, il nous reste aujourd’hui, gravé sur des pierres réemployées pour bâtir des maisons, un gros quart de l’inscription qu’il avait fait graver sur un mur pour donner aux citoyens d’Oenanda (Turquie actuelle) la possibilité de lire quotidiennement Épicure. Bien peu de choses, en fin de compte, subsistent aujourd’hui de l’ensemble du corpus épicurien antique. Pour ce qui est d’être de bons vivants, il semble au contraire qu’Épicure, par exemple, ait mené une vie ascétique, fort simple et austère.
L.V.D.C. : On associe souvent l’épicurisme à l’une des locutions latines les plus connues : Carpe diem. Que signifiait-elle dans l’Antiquité ?
C.S. : L’expression provient d’une ode célèbre d’Horace (I, 11). Il ne s’agit pas d’une invitation à goûter tous les plaisirs de la vie (le vin, la bonne chère, l’amour), mais plutôt à se libérer de l’angoisse du futur, des espoirs et des craintes qui nous taraudent : le temps est le lieu du malheur. Il faut au contraire « cueillir le jour », comme on cueille une grappe de raisins, être « heureux dans le présent » (laetus in praesens), dit ailleurs Horace, sans « flotter suspendu dans l’attente d’une heure incertaine » (dubiae spe pendulus horae).
L.V.D.C. : Dans une société de la surconsommation, où le plaisir semble omniprésent, que peut nous apporter l’épicurisme ? Peut-on « devenir » épicurien aujourd’hui ?
C.S. : L’épicurisme reste une philosophie dont bien des aspects (éthique en particulier) gardent toute leur pertinence aujourd’hui. Dans notre société, il me semble que l’idée qu’il faut procéder à un tri des désirs est toujours très juste : il y a ceux qui sont naturels et nécessaires au bonheur (l’amitié, la philosophie, ne pas avoir faim, soif ou froid) ; ceux qui sont naturels, mais pas nécessaires (la sexualité) ; ceux qui ne sont ni naturels, ni nécessaires (les désirs de gloire, de pouvoir, de richesse), qu’il faut éviter à tout prix, et que Lucrèce compare à un vase fissuré, car ils ne peuvent jamais être rassasiés, et qu’ils mènent par conséquent au malheur.
L.V.D.C. : Et le vin dans tout ça, est-il essentiel à la pensée épicurienne ?
C.S. : Pour Épicure, un peu de vin suffisait amplement (avec du fromage), et il n’y avait pas besoin qu’il fût très bon. Donc non, je dirais qu’il n’est pas essentiel, et que l’association commune aujourd’hui de l’épicurisme et du vin provient surtout de la caricature de l’épicurien comme un jouisseur. Néanmoins, chez un poète comme Horace par exemple, le vin matérialise des valeurs épicuriennes comme l’amitié et le souvenir, quand il offre à Mécène un vin mis en…amphore l’année où ce dernier avait été applaudi par la foule au théâtre, parce qu’il revenait à la vie publique à l’issue d’une longue maladie (Odes, I, 20) : façon délicate de commémorer un événement important dans la vie de son ami.
L.V.D.C. : Dès les premières pages de votre ouvrage, une autre école philosophique antique majeure est mentionnée : le stoïcisme, qui est revenu sur le devant de la scène depuis le début de la crise sanitaire. Souvent présentée comme sœur de l’épicurisme, quelles sont leurs similitudes, leurs singularités et leurs différences ?
C.S. : Vaste sujet, mais il me semble qu’il est possible de dire, entre autres, que le stoïcisme promeut une discipline, ou plutôt des disciplines (du désir, de l’esprit, de l’action), qui mettent l’esprit en tension ; tandis que l’épicurisme, qui est lui aussi une ascèse, est plutôt du côté de la détente, et prône le plaisir – un sobre plaisir – que le stoïcisme condamne comme une passion négative. Par ailleurs, ces deux philosophies ont beaucoup de points communs, sur lesquels s’appuie d’ailleurs Sénèque pour convaincre son ami Lucilius de délaisser l’épicurisme pour embrasser le stoïcisme.
L.V.D.C. : Plusieurs de vos ouvrages mettent à profit les grands auteurs de l’Antiquité dans des contextes socio-économiques contemporains, comme le monde du travail : qu’est-ce qu’un Sénèque ou un Démosthène ont encore à nous apporter ?
C.S. : Pour m’assurer que les belles lettres peuvent effectivement être, comme je l’avais souvent lu ou entendu dire, « utiles », j’ai écrit plusieurs ouvrages au carrefour des humanités et du management : Imperator. Diriger en Grèce et à Rome aux Belles Lettres (« Signets », 2017), Convaincre ! Grâce aux secrets des grands maîtres (Dunod, 2017), Coacher comme un stoïcien. Travailler sur soi. Accompagner les autres, co-écrit avec l’ami Jordi Pià-Comella (De Boeck Supérieur, 2021). Et effectivement, des auteurs comme Sénèque et Démosthène sont toujours susceptibles de nous inspirer, même s’ils vivaient dans des contextes radicalement différents, et si, par exemple, il serait incongru d’appliquer tel quel le stoïcisme ancien. Pourtant, comme nous avons voulu le montrer dans Coacher avec les stoïciens, le stoïcisme recèle un trésor de notions, d’exercices pratiques et de citations utiles dans le monde du travail pour celui qui exerce une fonction de coach ou de cadre dirigeant une équipe. De même, Démosthène a toujours beaucoup à nous apprendre, qui parvenait à « retourner » les Athéniens dans des conditions bien plus extrêmes que nos députés d’aujourd’hui, à l’Assemblée Nationale ou bien au Parlement Européen de Strasbourg : s’adressant à plusieurs milliers de personnes, sans micro, sous un soleil de plomb, avec le bruit des cigales et du vent…
L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : si vous étiez un jeune disciple dans l’Antiquité, vers quelle(s) école(s) philosophique(s) vous seriez-vous tourné et pourquoi ?
C.S. : Je suppose que j’aurais hésité entre l’épicurisme et le stoïcisme : l’épicurisme pour les raisons que j’expose dans mon livre… et le stoïcisme parce que je trouve très inspirants certains de ses aspects : la discipline des désirs en particulier, qui s’appuie notamment sur la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas ; l’exercice prôné par Marc-Aurèle de la « vue d’en haut » ; ou bien encore le socle de valeurs (la prudence, la justice, la modération, le courage) qui orientent l’action.