À l’occasion de la publication de son épopée 50 nuances de Grecs aux éditions du Seuil, Jul nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous chanter la mythologie grecque par le menu.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Jul : Je suis dessinateur, auteur de bandes-dessinées et de films d'animation pour Arte, après une première vie de sinologue historien... Et je publie cette rentrée mon premier "livre sans images" au Seuil...
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
J. : Avant même de créer la série "Silex and the city" j'étais déjà un enfant du "Mammouth" : parents profs, scolarité dans une école expérimentale "Decroly" en banlieue parisienne, ce sont avant tout des enseignants charismatiques qui m'ont enthousiasmé. Esprit critique, goût de la création : cela vient de cet instit' de CE2 me conseillant de lire "Gotlib", de ces profs du collège me faisant découvrir la littérature et la politique en même temps ou de ce prof de chinois au lycée qui m'a ouvert au vaste monde !
Dès lors, le mélange d'aventures d'une culture à l'autre, en apprenant des langues issues de mondes différents, du mandarin à l'espagnol, du russe au farsi, avec le goût de la recherche et de la lecture dans mon lit ont contribué à nourrir mon imagination.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
J. : Les premiers textes latins c'est Astérix, évidemment ! On ne dira jamais assez à quel point la culture populaire et la bande-dessinée en particulier sont des terreaux merveilleux pour transmettre le plaisir du savoir. Passé les premières blagues de latiniste transmises par Goscinny, ce sont des textes antiques et médiévaux étudiés en Histoire pendant les années de prépa : des stèles votives, des dédicaces, de l'épigraphie... Je n'ai pas étudié le Grec et le Latin en tant que tels, mais je me souviens d'une stèle de Leptis Magna à commenter, et aussi de l'intitulé de notre première dissertation de philo de khâgne (traduction non fournie !) : "Fiat justitia, pereat mundus"... J'ai eu 7/20 si je me souviens bien, sacrée injustice, mais le monde a tenu bon.
L.V.D.C. : Pourquoi avoir choisi, entre autres, de prendre comme source d’inspiration la mythologie gréco-romaine ? Comment est née la passion ? Et comment avez-vous « entretenu la flamme » ?
J. : En bon historien, j'ai perpétuellement nourri mon travail de dessinateur de presse et de bd de références historiques. Quoi de plus efficace finalement que le recul des siècles pour mieux contempler notre époque contemporaine ? Tout d'abord le paléolithique avec "Silex and the City", plus tard le XIXè siècle américain quand j'ai officiellement repris la série des "Lucky Luke", la plongée dans la mythologie grecque s'est avérée l'un des meilleurs moyens d'embrasser nos tourments actuels. Le sens du tragique et de la comédie, la parfaite description des éternelles passions humaines et le casting fabuleux de ce système culturel nous irriguent toujours, de la psychanalyse au lexique, des marques publicitaires aux codes sociaux, et c'est infiniment précieux quand on aime mettre en scène la société.
L.V.D.C. : Qu’est-ce qui pourrait vous faire baisser les bras ?
J. : Je suis découragé au départ, ça aide à continuer !
L.V.D.C. : Que pensez-vous de l’enseignement et de la transmission des langues anciennes aujourd’hui?
J. : C'est trop rare et trop court, bien-sûr ! Je suis certain que les petites classes trouveraient un grand plaisir à jouer avec les secrets du Grec et du Latin, comme avec des Pokémons rares...
L.V.D.C. : Votre dernier ouvrage est une épopée : quelles en sont ses particularités ? Comment est né ce projet ?
J. : A l'origine, il y a les deux tomes de bande-dessinée "50 Nuances de Grecs" publiés avec le philosophe Charles Pépin, puis plusieurs saisons de la série d'animation sur Arte. La richesse de cet univers m'a donné envie de le développer dans une dimension plus littéraire, qui permette de donner plus de lyrisme à cette recréation de la mythologie frottée aux turpitudes contemporaines. Le temps d'un roman-feuilleton convient bien aussi à la beauté de ces histoires, tandis que le rythme effréné du dessin animé gommait un peu de la poésie propre à la mythologie.
L.V.D.C. : Vous nous proposez 29 chants, c’est plus qu’Homère : quelles ont été vos sources d’inspiration et comment avez-vous organisé votre épopée ?
J. : La structure par "chants" rappelle Homère, mais on a ici davantage une structure à la Ovide, façon Métamorphoses : chaque chapitre met en scène un personnage singulier, et se suffit à lui-même. L'ensemble est comme un kaléidoscope, une mosaïque, plutôt, qui donne une vision fragmentée et cohérente de ce monde foisonnant. "50 Nuances de Grecs", c'est le contraire de la "fin de l'abondance" qui fait aujourd'hui les titres des journaux.
L.V.D.C. : Qu’est-ce que cela change pour vous d’écrire sans dessins ?
J. : Il y a un plaisir bien particulier à l'écriture qui se déploie, qui permet de jouer avec plein de codes littéraires, épiques, romans-feuilletons, romans de gare, poésie, qu'on ne peut pas retrouver dans la forme condensée de la bande-dessinée...
L.V.D.C. : Dans ce livre, on retrouve, avec un plaisir renouvelé, votre humour et votre manière d’épingler à travers les mythes gréco-romains les ridicules de notre société : entre l’Antiquité et aujourd’hui, qui est le plus drôle… ou le plus ridicule ?
J. : Le "rire sérieux" d'Aristophane, le spoudogeloion grec, est universel. "Apprendre en s'amusant" était aussi déjà la devise des pères fondateurs de la bande-dessinée franco-belge, et j'ai donc été à bonne école. Dans "50 Nuances de Grecs", le pont entre nos grands ancêtres de l'Antiquité et les ados d'aujourd'hui est très facile à franchir, dans les deux sens !
L.V.D.C. : Dans l’Antiquité, la mythologie avait des fonctions multiples, politique, scientifique, cultuelle & culturelle... Aujourd’hui, est-elle là pour divertir seulement ?
J. : La guerre en Ukraine, la tragédie des migrants en Méditerranée, les ravages d'une pandémie, les fléaux environnementaux... il y a tant de sujets d'effroi et de désespoir que toutes les ressources de la mythologie sont à mobiliser pour parvenir à vivre aujourd'hui face à ce chaos. Sans ces récits et cette richesse culturelle, il est encore plus difficile de surmonter la stupéfaction et l'impuissance dans lesquelles nous sommes projetés.
L.V.D.C. : Pour terminer à quoi ressemble votre bibliothèque ? Quelle est la part de l’Antiquité ?
J. : J'ai toujours considéré que faire des hiérarchies entre de la "haute culture" et de la "culture populaire" n'avait guère de sens, et ma bibliothèque mélange la bd et les classiques, les romans et la poésie, les livres d'histoire et les essais... Les derniers arrivés sont Homère, dans sa traduction d'Emmanuel Lascoux chez POL, avec son style de bad boy achéen, et Tristes Pontiques, la traduction d'Ovide par Marie Darrieussecq (tiens, chez POL aussi, d'ailleurs !)...
L.V.D.C. : Et la question bonus : quel est votre personnage préféré de la mythologie ? Pourquoi ?
J. : J'ai un faible pour Dédale, tellement emblématique de nos errements contemporains : un type brillant qui déclenche catastrophe après catastrophe avec des inventions censées améliorer le monde, et qui doit sans cesse trouver une solution à des problèmes qu'il a lui-même créés !
L.V.D.C. : Et la question super bonus : à quand la suite ?
J. : La Saison 3 de la série animée "50 Nuances de Grecs" sera sur Arte à partir du 1er décembre, et Lucky Luke s'attaque à la question de la cause animale dans "L'arche de Rantanplan", en librairie fin octobre !