Entretien sémantique avec Sandrine Coin-Longeray

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À l’occasion de la parution de Mélanges autour d’ὀρθός [orthos]. Pour une étude sémantique aux éditions Chemins de Tr@verses, Sandrine Coin-Longeray, maîtresse de conférences en linguistique des langues anciennes à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne, nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous présenter un mot aux mille tours.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter en quelques mots ?

Sandrine Coin-Longeray : Je suis maîtresse de conférences en linguistique des langues anciennes, à l’université Jean Monnet, depuis 2006.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?

S. C.-L. : J’ai depuis mon enfance été très attirée par le monde de l’Antiquité. Cela s’est traduit par l’étude du latin au collège, puis du grec au lycée, et les Lettres Classiques à l’université. L’apprentissage de la linguistique des langues anciennes, à travers l’enseignement de Michel Casevitz, a été un déclic : j’ai alors vraiment saisi à quel point les langues n’étaient pas qu’un véhicule de la pensée, mais fabriquaient aussi la pensée. C’est également ce professeur qui m’a incité à préparer l’agrégation, puis le doctorat.

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?

S. C.-L. : Je me souviens de traductions-adaptations de tragédies grecques dans le secondaire (collection ?? - aucun souvenir) et de l’impact de ces récits, de leur force, voire de leur violence. Je me souviens d’Homère en terminale, premier texte sur lequel j'ai fait un vrai travail de traduction, et de l’enchantement (mais travail fatiguant !) de la recherche dans le dictionnaire Bailly du vocabulaire poétique.

 

L.V.D.C. : Vous êtes une spécialiste de sémantique et de lexicologie anciennes : pourriez-vous nous présenter en quelques mots ces disciplines ? Comment devient-on lexicologue ou sémanticien ?

S. C.-L. : Il s’agit d’établir les connotations d’un vocable, selon l’époque, le genre, l’auteur (on oublie trop souvent que le grec ancien recouvre des cultures éloignées dans l’espace et dans le temps !). L’idée est d’aider à la traduction, ou plutôt à la compréhension d’un mot dans tel ou tel contexte.

En grammaire ancienne, les champs de la phonétique et de la morphologie ont été largement et brillamment déchiffrés, même si le travail se poursuit. Le champ de la sémantique, l’idée de la structuration du lexique reste encore un défi. Le travail sur le vocabulaire est aussi le support de l’étude stylistique, qui demeure un plan essentiel, notamment en poésie.

 

L.V.D.C. : Vous publiez, aux éditions Chemins de Tr@verse, Mélanges autour d’ὀρθός. Pour une étude sémantique : comment est né ce projet ? à qui s’adresse-t-il ?

S. C.-L. : Le projet a été en partie inspiré par des collègues, qui connaissaient mon travail autour de ce mot et qui estimaient - avec raison - qu’il serait bien de regrouper les différents articles publiés au fil du temps. Le livre s’adresse bien entendu plus particulièrement aux hellénistes, et peut permettre de mieux interpréter le mot dans n’importe quel texte. Mais dans la mesure où, dans mes ouvrages, tous les textes grecs sont traduits, et d’une façon très « sourciste », il peut intéresser des non-spécialistes : pas besoin d’une licence de Lettres Classiques pour le comprendre !

 

L.V.D.C. : Comme l'indique son titre, votre étude porte sur l’adjectif ὀρθός [orthos] : pourquoi avoir choisi ce mot ?

S. C.-L. : Après mon doctorat qui portait sur le champ lexical de la richesse et de la pauvreté, j’ai voulu travailler sur autre chose. Le droit et le tordu me semblait un concept intéressant et fondamental. J’avoue qu’il s’est révélé, pour le peu que j’en ai défriché, également très complexe.

 

L.V.D.C. : Vous soulignez que ce mot a d’abord un sens concret (« droit ») avant de s'étendre à des sens plus abstraits et métaphoriques. Comment peut-on percevoir, dans les textes, les changements de sens d’un mot ? Passons-nous toujours du concret vers l’abstrait ? Est-ce propre à la langue grecque ?

S. C.-L. : L’on voit bien comment le mot signifie, chez Homère, « se tenir debout », puis adopte des significations abstraites dès Pindare. Le problème tient en partie à l’étendue temporelle (plusieurs siècles) entre Homère et les autres auteurs grecs qui nous sont parvenus. Les changements se font-ils à travers une langue parlée avant de passer en littérature (on peut le penser notamment pour le genre « démocratique » qu’est la tragédie grecque) ? Relèvent-ils de la création littéraire d’un auteur, surtout aussi personnel et original que Pindare ? Les textes nous manquent pour en décider.

 

L.V.D.C. : Vous analysez un éventail d’auteurs classiques allant d’Homère à Hérodote, en passant par Pindare, Eschyle ou encore Sophocle. Comment les avez-vous choisis ?

S. C.-L. : Les sources ! Ces auteurs sont les fondamentaux de la littérature grecque ancienne, et j’ai pour principe de travailler en ordre chronologique, pour bien saisir l’évolution sémantique d’un mot. Hérodote est une exception dans mon parcours, car je suis spécialisée en poésie, qui offre évidemment plus de perspectives métaphoriques et stylistiques. Mais j’ai été heureusement surprise de la finesse et de la complexité des emplois rhétoriques du mot chez l’historien, et par ailleurs l’énormité du corpus d’Hérodote permet d’être plus affirmatif dans ses conclusions, par rapport à des genres comme la tragédie ou l’épinicie, dont nous n’avons qu’une petite part.

 

L.V.D.C. : Vous invitez alors à abandonner un réflexe de traduction littérale d’ὀρθός. Quels conseils donneriez-vous aux traducteurs modernes pour mieux saisir la richesse et la profondeur de ce mot dans les textes anciens ?

S. C.-L. : De lire mon livre ! Plus sérieusement, j’appelle à ne pas avoir le réflexe moderne, puisque le mot est un étymon du français, d’une traduction systématique par « correct » : je pense que le sens primordial de verticalité, même s’il est devenu secondaire dans l’histoire de la langue, n’a jamais vraiment disparu.

 

L.V.D.C. : Vos premiers travaux ont porté sur le vocabulaire de la richesse et de la pauvreté en grec ancien, d’Homère à Aristophane, auquel est d’ailleurs consacré le dernier chapitre de votre ouvrage ; vous parlez alors de cette famille lexicale comme d’un « contre-point » avec ὀρθός, pourquoi ?

S. C.-L. : Les noms de la richesse signifient sans exception la richesse : ce que l’on étudie alors sont les connotations (bonne/mauvaise, ancienne/récente, aristocratique/démocratique, etc.). Ὀρθός présente le problème de dénotations différentes (droit ? debout ? dressé ? correct ? juste ?). Ce sont les deux cas « extrêmes » que l’on peut rencontrer quand on travaille en sémantique.

 

L.V.D.C. : Le français a aujourd’hui conservé de nombreux mots composés en ortho- : orthopédie, orthogonal, orthographe… Les nombreux sens d’ὀρθός sont-ils encore perceptibles sur le temps (très) long ?

S. C.-L. : Il est indéniable que le sens de « correct » est à l’origine de la plupart des composés français. « Orthogonal » est une exception (l’angle droit) parce que c’est un mot grec et non une création de la langue française. Je me suis parfois posé la question pour « orthodontie » (j’ai des enfants !) : les dents droites ou correctes ??

 

L.V.D.C. : En parallèle de vos recherches, vous enseignez depuis plusieurs années à l’université. L’étude de l’Antiquité et de sa réception intéresse-t-elle encore, malgré tout ce que l’on entend sur le sort réservé aux langues anciennes ? En quoi est-elle toujours importante au XXIe siècle ?

S. C.-L. : Nos étudiants spécialisés en langues anciennes sont peu nombreux, et ils subissent un système où l’on ferme les formations quand ils ne sont pas assez, alors qu’il faudrait les « sanctuariser » pour assurer le recrutement dans le secondaire. J’ai du mal à donner des arguments « objectifs » pour continuer l’enseignement. Je constate, à travers ma longue pratique (de la 5ᵉ de collège jusqu’au master et à l’agrégation) que presque tous les élèves et étudiants (même non spécialisés) auxquels on enseigne la culture ou la langue sont absolument fascinés par l’Antiquité, et semblent y trouver quelque chose d’essentiel : mais je n’aurais pas les mots pour dire quoi.

 

L.V.D.C. : Pour finir, pourriez-vous nous souffler à l’oreille comment vous choisissez vos mots ? En avez-vous déjà un à l’esprit pour une prochaine étude ?

S. C.-L. : Les champs lexicaux de la richesse et de la pauvreté, puis du droit et du tordu, m’ont été suggérés par mon directeur de thèse. Les deux étaient passionnants, mais le champ du droit et du tordu est vraiment compliqué : il met en jeu des notions spatiales difficiles à appréhender clairement dans une langue dite « morte ». En continuation de mon travail premier, le mot τὸ κέρδος (« gain, profit ») m’intéresse, car il semble avoir également beaucoup d’acceptions métaphoriques, et tomber dans les mêmes oppositions bien/mal que le thème de la richesse. Il est sans doute aussi un élément clé dans des vocabulaires spécialisés de la période classique (sophistique, médecine) qui devraient se révéler passionnants à étudier.

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