Entretien syriaque avec Muriel Debié

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Image : Vignette Entretien Muriel Debié
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À l’occasion de la parution d'Alexandre le Grand en syriaque. Maître des lieux, des savoirs et des temps dans la collection « Bibliothèque de l'Orient chrétien » aux éditions Les Belles Lettres, Muriel Debié, qui a introduit, traduit et commenté l'ensemble des textes de l'ouvrage, nous fait l’honneur d’un entretien exclusif.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter?

Muriel Debié : Je suis directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études (PSL) et suis également membre senior de l'Institut universitaire de France. Historienne et philologue, spécialiste des christianismes orientaux, plus particulièrement des études syriaques, je m'intéresse à l'histoire des textes, depuis les manuscrits qui les ont conservés jusqu'à l'interprétation que l'on peut en faire pour l'histoire ancienne, culturelle, religieuse et sociale.

 

L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?

M.D. : Les premiers à avoir influencé mon parcours sont mes enseignants de français, de latin et de grec - depuis le collège et jusqu'à Bernard Flusin (professeur à l'université Paris IV-Sorbonne et à l'EPHE), mon directeur de thèse et garant d'Habilitation -, par leur enthousiasme, mais aussi par leur enseignement de la rigueur et de l'effort. Cette exigence ouvre ensuite un accès direct aux textes dans leur langue d'origine, dévoilant ainsi une richesse et une profondeur, l'accès à une pensée, que ne permet pas de la même manière le travail sur textes traduits.
C'est ensuite, curieusement, l'Alexandre de l'Apocalypse du Pseudo-Méthode, à laquelle je suis revenue dans le livre, qui m'a entraînée sur d'autres voies : alors que je travaillais - il y a déjà bien longtemps, pour mon mémoire de maîtrise - sur l'une des versions grecques de ce texte étonnant, j'ai appris qu'il avait été traduit du syriaque en grec puis en latin et dans de nombreuses langues européennes ainsi qu'en arménien. C'est alors que j'ai commencé à apprendre le syriaque et à en découvrir tout l'intérêt, grâce notamment aux travaux et à l'enseignement de Sebastian Brock, professeur à Oxford, qui a fait émerger ce champ académique au-delà du seul cercle des spécialistes.

 

L.V.D.C. : Quel est le premier texte antique auquel vous avez été confrontée ? Quelle a été votre réaction ?

M.D. : Peut-être les Catilinaires de Cicéron, dont nous avions appris des passages entiers par cœur. Cela a été sans doute le premier texte d'ampleur que nous avons traduit et étudié au lycée, la première lecture continue, la découverte de la rhétorique latine et de son contexte historique, le dévoilement d'une langue dans son détail et le dévoilement du monde de la Rome antique : une expérience à la fois difficile et exaltante (bien que le texte ne soit pas des plus distrayants...), une porte ouverte vers d'autres mondes.

 

L.V.D.C. : Vous publiez un volume rassemblant des textes peu connus sur Alexandre : cela n’avait-il jamais été fait auparavant ? S’agit-il d’une sélection ou bien de l'ensemble des textes connus ?

M.D. : C'est la première fois qu'est ainsi rassemblé le corpus de tous les textes connus à ce jour qui ont été traduits ou écrits directement en syriaque, la plupart inconnus en dehors de quelques spécialistes. Cela permet de confronter des traditions rarement considérées ensemble et de faire apparaître combien nous avons affaire à une "matière" d'Alexandre variée et qui a circulé dans plusieurs types de textes, de découvrir aussi des relations intertextuelles qui n'étaient pas perceptibles à partir de travaux sur ces textes étudiés séparément.

 

L.V.D.C. : L’édition est-elle bilingue ? Pourquoi ?

M.D. : Il s'agit uniquement de traductions en français de textes syriaques afin de rendre ces textes accessibles à un public large ou à des spécialistes d'autres domaines qui n'iraient pas consulter une édition en langue originale. C'est le principe de la collection "Bibliothèque de l'Orient chrétien" aux Belles Lettres dans laquelle le livre paraît, qui a pour mission de faire connaître un patrimoine littéraire largement méconnu, en mettant à disposition de la manière la plus claire et la plus attractive possible les derniers résultats de la recherche sur ces textes traduits. Produire de nouvelles éditions ou mettre à jour les anciennes est un autre type de travail.

 

L.V.D.C. : Quel est l’origine de ce projet et comment s’inscrit-il dans votre travail ?

M.D. : En essayant de comprendre la spécificité des textes syriaques consacrés à Alexandre, pour lesquels il n'y a pas d'équivalent dans d'autres traditions linguistiques et culturelles, j'ai dû les resituer dans l'ensemble de la littérature sur Alexandre pour mieux comprendre leurs liens en même temps que leur originalité. 
Ce projet m'a permis de travailler sur différents aspects : la transmission de la littérature grecque ancienne (le Roman d'Alexandre du Pseudo-Callisthène essentiellement) au monde chrétien de langue syriaque ; l'extraordinaire circulation de ce texte au-delà du monde "classique" - hellénistique et romain - dans lequel il a pris naissance, vers le Proche-Orient chrétien, puis, à partir du syriaque et de traductions et adaptations en arabe et le passage par le Coran, vers le monde persan et turc et même malais, en véritable best-seller de l'Antiquité tardive et du Moyen-Âge (de très nombreuses études ont porté sur sa postérité en Europe). Il m'a permis aussi de restituer ces textes dans le contexte des guerres romano-perses du VIe siècle de l'ère chrétienne, puis des conquêtes arabo-musulmanes du VIIe siècle, une période sur laquelle je travaille plus particulièrement.

 

L.V.D.C. : Combien de temps a pris cette édition ? Quelles en ont été les difficultés, les déconvenues et les découvertes ? Le schéma expliquant comment vous avez procédé est très impressionnant !

M.D. : Je pensais traduire et réunir les textes assez rapidement, mais comme toujours quand on se plonge dans un dossier, je me suis aperçue qu'il fallait tordre le coup à des interprétations dépassées, mais toujours courantes dans les études secondaires, et reprendre l'analyse de fond pour certains textes, ce qui permet de proposer de nouvelles interprétations qui seront ensuite discutées. C'est ainsi que je propose que certains épisodes que l'on pensait avoir été ajoutés lors de la traduction en syriaque du Roman d'Alexandre (mise à mort d'un dragon par Alexandre, rencontre avec le roi de Chine) viennent en fait très certainement de la recension grecque disparue sur laquelle a été faite la traduction. Trois des textes composés en syriaque que l'on datait généralement du VIIe siècle sont plus vraisemblablement à situer au VIe siècle, au moment des guerres romano-perses, quand la figure d'Alexandre, vainqueur en effet du roi perse Darius, reprit de l'importance. Ces recherches ont pris plusieurs années (au milieu d'autres travaux) car elles nécessitaient de reprendre certains dossiers abordés dans le livre plus en profondeur qu'initialement prévu.

 

L.V.D.C. : Pour les honteux néophytes que nous sommes, pourriez-vous expliquer ce qu’est le syriaque ?

M.D. : Il n'y a aucune honte, le système scolaire et même universitaire oublie trop souvent de rappeler que l'Antiquité, ce n'est pas seulement le monde classique, aussi important et passionnant soit-il, et que d'autres ne le sont pas moins. Le syriaque est une forme d'araméen de Mésopotamie du Nord, de la ville d'Edesse (de son nom grec) ou Urhay (de son nom araméen) - aujourd'hui Urfa ou Şanlıurfa en Turquie du Sud-Est. De langue du royaume puis de la province romaine d'Osrhoène, le syriaque est devenu la langue standard des chrétiens araméophones du Proche-Orient puis des chrétiens d'Asie centrale et orientale, jusqu'en Inde du Sud-Ouest par les routes maritimes et jusqu'en Chine et en Mongolie par les routes terrestres. C'est toujours aujourd'hui la langue d'Églises de tradition syriaque qui utilisent diverses langues vernaculaires (ce sont les Eglises syriaque-orthodoxe et syriaque-catholique, chaldéenne, assyrienne et maronite). Pour en savoir plus, voir Le Monde syriaque. Sur les routes d'un christianisme ignoré (avec Françoise Briquel-Chatonnet), Les Belles Lettres, 2017.

 

L.V.D.C. : Dans votre édition, vous nous montrez un Alexandre assez différent de celui que connaissent les non-spécialistes : qui est cet Alexandre mystique et conquérant ? Comment s’opère le glissement de l’histoire au mythe ?

M.D. : Ces textes nous présentent des histoires d'Alexandre, fondées en partie sur sa vie et ses hauts faits, mais aussi toutes sortes d'épisodes nouveaux et pleins d'imagination, des représentations importantes pour leur temps et non des récits historiques. Plus qu'un conquérant, Alexandre est présenté, dès le Roman d'Alexandre, comme curieux des savoirs et des sagesses du monde, un explorateur des limites du monde habité. Dans la tradition chrétienne syriaque, il est présenté de manière unique comme un prophète recevant du Christ ou d'un ange des prophéties concernant les guerres contre les Huns et les Perses, mais aussi la fin des temps.

 

L.V.D.C. : A-t-il existé ? Était-il considéré comme un dieu ? Un prophète ?

M.D. : Alexandre est un personnage historique dont les conquêtes ont marqué les esprits jusqu'à aujourd'hui. Comme d'autres rois et héros, il faisait l'objet d'un culte dans l'Antiquité et a été un modèle pour les souverains à travers l'Histoire. Dans les textes des religions monothéistes, il a été présenté comme un roi pieux, un souverain ayant reconnu à l'avance le dieu des juifs, des chrétiens ou des musulmans selon les cas. Il a été acculturé et "monothéïsé" en quelque sorte. Le Roman d'Alexandre (sauf en syriaque) a suivi cette tendance dans ses recensions plus tardives qui présentent Alexandre en empereur byzantin, en souverain chrétien occidental ou encore en roi musulman. De nouveaux textes ont été composés, par exemple en syriaque et en éthiopien, dans lesquels il apparaît en quelque sorte comme un proto-chrétien.

 

L.V.D.C. : Comment les chrétiens ont-ils vu cette tradition ? Quand s’est-elle éteinte ?

M.D. : Une partie de la matière d'Alexandre s'est transmise dans les écoles chrétiennes, au travers de textes de rhétorique ou de sentences de philosophie morale. De manière plus surprenante, elle est passée aussi au travers des pratiques magiques, des amulettes d'Alexandre servant de protection contre la foudre ou les maladies. Un texte hagiographique comme la Vie du Prophète Jérémie, dont Alexandre assure la translation des reliques à Alexandrie, ou des textes scientifiques d'astronomie ou d'alchimie ont également été transmis en milieu chrétien. On a lu dans les monastères les sentences le concernant et sa rencontre avec les Brahmanes indiens qui portaient sur la vanité de ce monde, même pour les plus grands rois. Après le VIIe-VIIIe siècle de l'ère chrétienne, on ne compose plus en syriaque de nouveaux textes chrétiens sur Alexandre, mais on continue à copier, à traduire et à lire ceux déjà existant.

 

L.V.D.C. : Pour finir par un sourire et un peu d’ironie contemporaine : si vous aviez l’occasion là, aujourd’hui, de rencontrer Alexandre, que lui demanderiez-vous?

M.D. : Alexandre, te reconnais-tu dans le miroir que te tendent les histoires écrites sur toi et les portraits que l'on n'a cessé de faire de toi ? Imaginais-tu pareille postérité ?

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