Gregory Nagy, né en 1942, est professeur d'études antiques à l'Université Harvard, dans le Massachusetts, aux États-Unis. C'est un spécialiste d'Homère et de la poésie grecque archaïque, connu pour son travail dans le prolongement de la théorie de l'oralité élaborée par Milman Parry et Albert Lord pour expliquer la composition de l’Iliade et de l’Odyssée. L'ouvrage qui l'a fait connaître est Le Meilleur des Achéens, publié en 1979. Il est directeur du Center for Hellenic Studies de l’université de Harvard.
En exclusivité pour La Vie des Classiques, Gregory Nagy, nous a accordé un peu de son temps précieux.
LVDC. Comment vous présenter ? Helléniste ? Philologue ? Transmetteur de savoir ? Classiciste ou historien ?
G.N.— Je choisis : philologue, en m’effaçant derrière la magnifique définition qu’en a donnée Nietzsche[1]…
Philologie nämlich ist jene ehrwürdige Kunst, welche von ihrem Verehrer vor Allem Eins heischt, bei Seite gehn, sich Zeit lassen, still werden, langsam werden —, als eine Goldschmiedkunst und -kennerschaft des Wortes, die lauter feine vorsichtige Arbeit abzuthun hat und Nichts erreicht, wenn sie es nicht lento erreicht. Gerade damit aber ist sie heute nöthiger als je, gerade dadurch zieht sie und bezaubert sie uns am stärksten, mitten in einem Zeitalter der “Arbeit”, will sagen: der Hast, der unanständigen und schwitzenden Eilfertigkeit, das mit Allem gleich “fertig werden” will, auch mit jedem alten und neuen Buche: - sie selbst wird nicht so leicht irgend womit fertig, sie lehrt gut lesen, das heisst langsam, tief, rück- und vorsichtig, mit Hintergedanken, mit offen gelassenen Thüren, mit zarten Fingern und Augen lesen... [2]
Friedrich Nietzsche, Morgenröthe, 1885
Comment avez-vous rencontré la culture classique ?
G.N.— J’ai commencé par m’intéresser à la linguistique descriptive. Quand je n’étais encore qu’en premier cycle à l’université d’Indiana, ma passion était déjà la linguistique. Puis, lorsque je suis arrivé en cycle supérieur à l’université d’Harvard, je suis passé de la linguistique descriptive à la linguistique historique. Ma thèse de PHD en 1966 portait sur la linguistique indo-européenne, quoique le texte support en était le dialecte de Sappho. Est-ce qu’il s’agissait de dialecte éolien pur, ou d’un mixte d’éléments éoliens et ioniens? Ponctuellement je me référai à la poésie homérique, en appliquant la méthodologie prônée par Milman Parry et Albert Lord, tout en gardant à l’esprit que la linguistique se devait de produire une analyse tant diachronique que synchronique. Parmi les philologues français, la référence en la matière est Charles de Lamberterie. Au début de ma carrière d’enseignant, j’ai étendu mon champ de recherches de la poésie homérique aux autres formes de poésie et même à la prose.
Vous souvenez du premier texte d’Homère que vous avez lu ? traduit ?
G.N.— J’ai surtout étudié Homère dans la ligue originale. Pour ce qui est des traductions, l’édition de Richmond Lattimore de l’Iliade et de l’Odyssée étaient les meilleures pour mon usage et celui de mes étudiants quand j’étais plus jeune. Pour ce qui est de mes traductions personnelles, ce sont pour la plus grande part des extraits que l’on trouve dans Le Meilleur des Achéens (j’en profite pour signaler que ma traduction préférée en français est sans conteste la magnifique version de la regrettée Nicole Loraux ainsi d’une autre amie très chère, Jeannie Carlier).
Image : Le Meilleur des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, traduction de Nicole Loraux et Jeannie Carlier, Seuil, 1994.
Racontez votre parcours intellectuel ? Quels en sont les moments marquants ? Les rencontres (de chair ou de papier) déterminantes ?
G.N.— En tant que linguiste, j’ai découvert en la poésie homérique une mine, d’or, inépuisable. Et lentement j’ai appris que l’étude de la langue homérique — je veux désigner par là le système des vers formulaires— conduisait à une étude plus rigoureuse d’autres systèmes poétiques à l’œuvre dans la littérature grecque. En d’autres termes, j’ai découvert que l’étude de la poésie homérique enclenchait étude de toutes les autres formes de poésie. La quête est sans fin.
L'Iliade chante la guerre : êtes-vous, en action ou par la pensée, un homme engagé ?
G.N.— J’ai longtemps pensé que l’Iliade chantait la guerre[3]. Aujourd’hui je pense qu’elle traite plutôt de la mort et comment l’aborder.
Comment est née l'idée du projet Hero ?
G.N.— Une série de hasard. Je suis littéralement tombé dans le projet.
Votre ouvrage le plus connu, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry (Le Meilleur des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque), qui vous a valu le Goodwin Award of Merit de l'American Philological Association, est aussi une exploration des concepts du héros : pourquoi cette interrogation vous taraude-t-elle ? A-t-elle une importance particulière aujourd’hui ?
G.N.— La plupart des travaux sur la poésie archaïque considèrent les héros seulement comme des personnages épiques et dramatiques. Dès le départ, j’ai choisi un autre point de vue : les héros comme des êtres surhumains auxquels un culte était rendu. Ces cultes héroïques ne doivent pas être considérés comme des cultes divins au rabais. Ils ont un statut différent de celui des dieux et adorés de manière différente. La question centrale que je me posais était : y-a-t-il des éléments de ces cultes lisibles dans l’épopée et le théâtre.
Quelles ont été les grandes lignes de l’évolution de votre pensée entre le livre et les vidéos ?
G.N.— Le livre de 2013, The Greek Hero in 24 Hours, a été écrit pour le cours que je donne à Harvard. Les vidéos en sus du livre et des cours sont- je l’espère -, davantage interactives et reflètent plus exactement le défi qui consistent à confronter la plus haute et la plus belle tradition littéraire avec des compagnons de lecture de tous les âges.
Quelles ont été les étapes de la réalisation vidéo ? Les difficultés et les surprises rencontrées ?
G.N.— Je trouve que chaque vidéo a révélé de nouvelles forces et de nouvelles faiblesses. C’est une quête sans relâche que de parvenir à la meilleure façon d’aborder un classique à la fois si ancien mais en même temps aussi exacte lorsqu’il s’agit de rendre les sentiments et l’expérience humaine - d’autant plus lorsque l’interaction avec le public s’est perpétuée pendant plus de 2000 ans et à un degré de raffinement rare.
Comment s'est déroulé le tournage ? Une suite est-elle prévue ?
G.N.— Claudia Filos et moi-même sommes embarqués pour une nouvelle saison, nous l’espérons, dès l’année prochaine.
Enregistrer ces vidéos, est-ce « comme » faire un cours ? Je m’adresse au spécialiste de l’oralité : quelles sont les particularités conduites par le support vidéo ?
G.N.— Chaque vidéo est pensée comme une mise en scène réactivant l’expérience du cours.
Dans un des épisodes vous évoquez le film Blade runner : pourquoi ?
G.N.— J’adore la scène où le scientifique demande au robot qu’il a conçu : « quel est le problème ? ». Le robot répond d’un mot : « la mort ». Dans le film comme dans le livre, le robot a été « construit pour ne pas durer ». Nous autres humains ne sommes pas différents. Nous sommes « construits pour ne pas durer ».
Que vous apporte la culture classique dans votre quotidien ?
G.N.— Plus j’avance en âge plus j’ai l’impression que chaque nouvelle expérience de ma vie évoque un épisode, une page, un livre que j’ai lus.
Laissons Homère un instant, pour une autre figure de poète, Orphée : étudier l'Antiquité est ce regarder en arrière, comme Orphée ?
G.N.— Quelle belle question ! Inépuisable, à laquelle il est presque impossible de répondre. Et donc ma réponse n’en sera pas vraiment une ! Il convient d’observer que, quand j’étais plus jeune, la plupart des antiquisants pensaient qu’Orphée était une invention relativement tardive, qui s’était développée comme une sorte d’alternative à Homère. Maintenant que je suis vieux, j’évolue dans une période qui croit que la tradition orphique est sur bien des points plus ancienne que la tradition homérique. Dorénavant Orphée regarde en avant, vers Homère, et non plus derrière lui.
Quelle est votre attitude par rapport au passé ? Au présent ? Au futur ?
G.N.— C’est une question à laquelle j’ai essayé de répondre dans mon livre, Poetry as Performance (consultable ici) :
Le terme de répétition évoque un essai que Kierkegaard a écrit en 1843, La Reprise. Comme l’avait dit la philosophie grecque, La Reprise explique que « toute connaissance est réminiscence[4] » et par conséquent que la philosophie moderne va enseigner elle-aussi que la vie est reprise. Et plus loin, le philosophe souligne que reprise et réminiscence participent du même mouvement, mais pointent en des directions opposées : « la réminiscence regarde vers l’arrière, le passé, alors que la reprise originelle regarde vers l’avant[5] ». Plus loin dans mon livre (que Jean Bouffartigue a si bien traduit ) j’applique l’idée formulée par Kierkegaard au chant 1 de Sapho:
The re-enactment of Aphrodite as the archetype of love is made manifest by the adverb dēûte (δηὖτε) ‘again, once again this time’, which refers to the onset of love in the speaker’s heart. It is reinforced by the repetition of this adverb denoting repetition—three times at that. And there is further reinforcement in the triple repetition of ótti / k’ṓtti ‘what?’. Yet, in this paradox of repetition, the more you hear “again” or “one more time,” the more changes you see. It is all an archetypal re-enactment for the archetypal goddess of love, but for the humans who re-enact love it becomes a vast variety of different experiences by different people in different situations. This paradox of repetition brings to mind the words of Kierkegaard: “The dialectic of repetition is easy, for that which is repeated has been—otherwise it could not be repeated—but the very fact that it has been makes the repetition into something new.”[6]
Plus généralement que nous apprennent les Anciens ?
G.N.— Ce que j’ai appris des Anciens est en fait ce que la tradition a transmis d’eux. En d’autres termes, nous recevons de leur discours que ce qui lui a permis de suivre tout au long des âges. Donc, à mon sens, il ne suffit pas d’avoir ou de reconstruire ce qui a été dit ou écrit. Nous devons aussi nous retracer ce qui a été dit ou écrit à son propos, c’est-dire tenir compte de l’histoire de la réception.
Pour finir, avec une allusion à la construction annulaire qu’on nous a appris à voir chez Homère, quel passage d’Homère, à lire ou à traduire, recommanderiez-vous de lire en premier ? à traduire ? et à retenir?
G.N.— Le mieux est de commencer au début et d’aller jusqu'à la fin ! Et l’Iliade et l’Odyssée. Les deux. En entier. Cette lecture, qui peut être en traduction, se doit d’être rapide, d’abord, il devient encore plus important de relire. Et puis de rerelire encore et encore. Chaque relecture sera une nouvelle expérience, comme l’a promis Kierkegaard.
Retrouvez les vidéos sous-titrées en français sur notre chaîne YouTube.
[1] NDT. Qui fut lui-même philologue.
[2] Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu d’un âge du « travail » : je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite « en finir » de toute chose, même d’un livre, fût-il ancien ou nouveau. — Cet art lui-même n’en finit pas facilement avec quoi que ce soit, il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur, égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats… (Aurore, Avant-propos §5, traduction de Jean Hervier, Œuvres complètes, Gallimard, 1970).
[3] Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος
οὐλομένην, ἣ μυρί᾿ Ἀχαιοῖς ἄλγε᾿ ἔθηκε
Chante, déesse, la colère d'Achille, le fils de Pélée ;
détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre…
[4] Kierkegaard 1843 [1983]:131.
[5] Kierkegaard 1843 [1983]:131.
[6] La réactivation d’Aphrodite en tant qu’archétype de l’amour est rendue manifeste par l’emploi de l’adverbe dēûte (δηὖτε), encore, encore une fois à nouveau, pour une nouvelle fois, qui fait allusion au début de l’amour dans le cœur de celui qui parle. C’est renforcé par le fait que l’adverbe, qui dénote la répétition est encore employé trois autres fois. L’impression est encore augmentée par la triple répétition de ótti / k’ṓtti. Pourtant, plus l’on entend « encore » ou « à nouveau », plus les changements sont nombreux. C’est en somme l’archétype de la réactivation pour l’archétype de la déesse de l’amour, mais, pour les hommes qui réactive l’amour, il devient une palette infinie, apte à rendre les différentes expériences de chaque homme. Ce paradoxe de la reprise invite à prêter attention à ce qu’explique Kierkegaard : « la dialectique de la reprise est simple : tout ce qui est repris a par définition déjà existé, - sinon il ne pourrait être repris - mais le simple fait qu’il ait déjà existé fait qu’il se produit quelque chose de nouveau » (Kierkegaard 1983 (=1843), 149).