Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
À la question posée par un journaliste du Monde : « Avez-vous déjà pleuré devant votre fils ? » Philippe Delerm répondait en août dernier : « Ah oui ! C’est un point commun qu’on a avec Vincent : on est assez lacrymaux[1]. » Le choix de ce dernier terme, peu employé au masculin pluriel, et encore moins pour désigner des personnes, ne doit évidemment rien au hasard : il affecte de renvoyer à une caractéristique purement biologique, génétiquement transmissible, et l’on peut voir dans cet usage un peu décalé, teinté d’un humour léger, comme l’effet d’une pudeur qui vient voiler le caractère intime de l’aveu…
Or les larmes, comme bien d’autres expressions corporelles (la pâmoison, la voix ou encore la façon de marcher) ne procèdent pas d’une donnée seulement biologique : elles se situent au croisement de la nature et de la culture et constituent, en tant que telles, un phénomène assez complexe à analyser. Pour nous y aider reportons-nous à un des premiers « lacrymaux » de la littérature : le divin Achille. Toute l’Iliade baigne dans les larmes de son héros. « Quand il ne combat pas, il pleure » : la formule lapidaire d’Hélène Monsacré[2] met le doigt sur une caractéristique du personnage qui peut surprendre un lecteur moderne. Mais le fils de Pélée n’est pas le seul dans ce cas chez Homère : tous les combattants répandent des larmes, y compris sur le champ de bataille. Bien loin de s’opposer à leur caractère héroïque, souligne Hélène Monsacré, les pleurs en font intégralement partie : « le héros n’est pas une simple machine à tuer ; il est autant héros par son courage face à la mort que par sa proximité de la douleur. » Par-delà le monde de l’épopée homérique, l’examen de trois situations où l’on voit pleurer le meilleur des Grecs peut nous ouvrir à une réflexion plus générale sur les larmes. Le premier extrait se situe au moment où, après la très violente querelle qui l’oppose à Agamemnon, Achille vient de se résoudre à remettre Briséis au chef des Achéens :
Achille, en pleurs, loin de ses compagnons, alla s’asseoir à l’écart, sur les dunes de la mer blanchissante, regardant les flots infinis. Et il pria instamment sa mère, les bras tendus. (…) Achille parla ainsi, versant des larmes, et sa vénérable mère l’entendit…
Le second passage nous transporte à la mort de Patrocle, quand les Grecs récupèrent son cadavre :
Ses compagnons l’entouraient, en pleurs, et parmi eux suivait le rapide Achille, qui versait de chaudes larmes en voyant son fidèle compagnon étendu sur un brancard, déchiré par le bronze aigu.
On voit enfin au Chant XXIII Achille diriger ainsi le deuil collectif avant l’incinération de Patrocle :
Myrmidons aux chevaux rapides, mes compagnons fidèles (…) approchons-nous, et pleurons Patrocle : c’est l’honneur qui appartient aux morts. (…) Il dit, et eux gémirent en chœur, à la suite d’Achille. (…) Ils mouillaient le sable, ils mouillaient leurs armes de pleurs[3].
Voici donc trois manières bien différentes de pleurer : dans le premier passage, après le violent affrontement avec Agamemnon qui se termine par la perte de sa captive bien-aimée, Achille, s’abandonnant à son désarroi, éprouve le besoin d’être seul et, dans ce qui s’apparente à un réflexe enfantin, appelle à l’aide sa mère Thétis pour se confier à elle : « allo maman bobo »… Devant le cadavre de Patrocle les larmes jaillissent spontanément mais cette fois-ci dans un contexte collectif et plutôt fusionnel, puisque les pleurs de ses compagnons sont mentionnés avant ceux d’Achille. Enfin dans le dernier extrait, aux antipodes du premier, les sanglots et gémissements s’inscrivent dans un cadre très ritualisé : celui d’une cérémonie de deuil dirigée[4] par le héros lui-même. Nous voyons ainsi se dessiner un spectre qu’on retrouve tout au long de l’Histoire : d’un côté, les larmes qu’on cache dans une sorte de pudeur, souvent associées à une défaite ou un moment de faiblesse, conformément à l’étymologie de ce dernier mot[5] ; à l’autre extrémité les larmes exhibées dans une structure sociale (cérémonie de deuil, tribunal, théâtre) qui vient en quelque sorte encadrer leur partage…
Ces différents rapports aux pleurs varient suivant les sociétés. Les Grecs de l’époque classique, s’éloignant du modèle homérique, voyaient déjà dans l’effusion lacrymale le signe d’une certaine mollesse de caractère[6]. En revanche, à Rome, « les sanglots sont affaire publique[7] » observe Sarah Rey, et à ce titre largement utilisés dans les discours politiques ou l’éloquence judiciaire, qui institutionnalise les signes extérieurs d’affliction. Plus près de nous les pleurs partagés seront de mise au XVIIIe siècle, avec la comédie larmoyante par exemple, et culmineront dans la grande fraternité des assemblées révolutionnaires – avant de connaître un reflux assez marqué au cours du XIXe siècle, où ils seront refoulés dans la sphère privée et même parfois tournés en dérision[8]…
Si les larmes sont différemment perçues selon les sociétés et les époques, on peut noter que cette évaluation varie également suivant les catégories de population : « on a toujours tendance à dévaloriser les larmes des femmes, les larmes du peuple, celles des enfants aussi », observe Anne Vincent-Buffault[9]. Les pleurs de Titus valent plus que ceux de Margot. Ainsi, quand Bérénice s’exclame, dans la grande scène racinienne rythmée par l’échange des larmes : Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ![10], elle souligne ce que cet épanchement lacrymal, qui la touche, peut avoir d’incongru par rapport au sexe et à la dignité de son amant. Le paradoxe veut que pour convaincre Bérénice de sa sincérité Titus doit déroger à son nouveau statut d’empereur, au nom duquel il est en train de la quitter… À l’autre extrémité de l’échelle sociale, une expression comme pleurer dans les chaumières, dans son ironie condescendante, prête au peuple une sentimentalité de bas étage, qu’on devine liée à son défaut d’instruction… Au niveau des sexes, la discrimination n’est pas moins marquée. Déjà, dans le monde d’Homère où les pleurs sont omniprésents, Hélène Monsacré peut opposer « aux pleurs énergiques des héros » « l’impuissance pathétique, la torpeur morale des femmes gémissantes ». Les larmes des femmes, réputées plus émotives, et toujours suspectées, quand on ne remet pas en cause leur sincérité[11], de retourner la sensibilité en sensiblerie, pour paraphraser Roland Barthes, ont tendance à être considérées comme un phénomène purement physiologique – et seront même, dans la seconde moitié du XIXe siècle, associées à l’hystérie qui caractérise le sexe faible…
Et de nos jours, qu’en est-il ? Peut-on parler d’un retour des larmes[12] ? Le fait est que toute une génération d’auteurs-compositeurs, récusant avec Alain Souchon une certaine image de la virilité, se reconnaissent volontiers « peut-être un petit peu trop fragiles » et sensibles aux émotions lacrymales : Tellement j’ai voulu éviter tellement / les larmes aux yeux le cœur se décrochant / pardon les sentiments chante Vincent Delerm. Et Albin de la Simone : Seulement, parfois dans ma tête / tu vois, il n’y a que de l’eau / une poignée d’eau salée / une poignée d’eau brouillée… Cependant, comme l’épopée, la tragédie classique ou le mélodrame, la chanson, en tant que genre littéraire, nous renseigne plus sur les représentations mentales d’une époque que sur la réalité des comportements. Les larmes publiques demeurent assez rares et plutôt associées à un cadre institutionnel : obsèques ou procès, par exemple. (Les mauvaises langues diront que le moyen le plus simple de voir pleurer en public c’est encore de se rendre à une manifestation.) Et si l’on peut citer ces dernières années un certain nombre de discours politiques interrompus par les larmes, le phénomène demeure assez marginal : les soirs de défaite électorale le bouillant Jean-Luc, Valérie aux bras blancs, Marine aux mille ruses font, comme on dit, bonne figure, c’est-à-dire habillent leur dépit d’une rhétorique convenue plutôt que d’éclater en sanglots – ce qu’on ne leur pardonnerait guère, au demeurant.
En ce qui concerne la sphère privée, on avouera volontiers avoir pleuré au cinéma, dans l’intimité de la salle obscure, et cet aveu paraît emblématique du statut actuel des larmes : la honte a disparu (surtout quand il s’agit d’émotions esthétiques) mais pas la pudeur… Anne Vincent-Buffault reconnaît ainsi « un desserrement des contraintes sur les larmes » sans qu’on revienne pour autant au modèle du XVIIIe siècle. Il est vrai que les lacrymaux gênent : on se sent bien démuni quand un de nos proches, selon l’expression significative, fond en larmes devant nous. Le langage du corps vient alors suppléer l’impuissance de la langue pour signifier l’indicible, comme l’observe Barthes : « Les paroles, que sont-elles ? Une larme en dira plus[13]. » On aurait tort cependant de ne voir dans l’effusion lacrymale qu’une faiblesse condamnable ou un embarrassant appel au secours. Car pleurer c’est aussi, dans ce moment de détente où s’épanche l’émotion, déjà commencer d’amasser l’énergie qui vous permettra de repartir au combat…
Gentils lecteurs, de bon ou mauvais genre, soyez héroïques, soyez épiques : osez les larmes !
J-P P.
[1] Le Monde du 27 août 2023, rubrique « Vie de parents ».
[2] Hélène Monsacré, Les larmes d’Achille, Albin Michel, 1984.
[3] Iliade, Chant I, 348-357 ; Chant XVIII, 233-235 ; Chant XXIII, 6-16. (Traduction d’Eugène Lasserre).
[4] On retrouve dans les verbes utilisés : ἦρχε (v.12) ou ἐξῆρχε (v.17) : donner le signal, la double acception de « archê » : commencement et commandement.
[5] Faible vient du latin flebilis : « susceptible de provoquer les pleurs ».
[6] Ainsi, au livre III de la République où il critique Homère, Platon recommande-t-il d’ôter les lamentations aux hommes illustres pour les laisser aux femmes – sauf aux femmes dignes de considération – ainsi qu’aux hommes lâches (388a).
[7] Sarah Rey, Les Larmes de Rome, éd. Anamosa, 2017.
[8] cf. Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes XVIIIe-XIXe siècles Payot, 2001 et le compte-rendu de cet ouvrage par Alain Corbin sur le portail Persée.
[9] cf. Sénèque : « Sache qu’il n’est pas naturel d’être brisé par les chagrins : le même deuil frappe plus les femmes que les hommes, les barbares plus que les populations paisibles et civilisées, les ignorants plus que les personnes instruites.» (Consolation à Marcia, VII,3).
[10] Racine, Bérénice, Acte IV scène V, vers 1154.
[11] Sarah Rey en donne plusieurs exemples, parmi lesquels on peut retenir cette sentence de Publilius Syrus : « Les femmes ont appris à pleurer pour mentir ».
[12] Le retour des larmes : mise en scène ou fin d’une pudeur : tel était le titre de l’émission de France-Culture, dans la série Concordance des Temps, programmée le 22 janvier 2011. Signalons, sur cette même chaîne et sur le même sujet, deux autres podcasts également fort intéressants : Le Pouvoir des Larmes : épisode 2/4 (Les Chemins de la philosophie, 7 juin 2022) ; De colère, de tristesse, de joie… l’histoire, la larme à l’œil (Le Cours de l’Histoire, Série Histoire des sensibilités, épisode 3/5 : 15 février 2023).
[13] Roland Barthes : Fragment d’un discours amoureux, « Éloge des larmes », Seuil 1977.