Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
Le lecteur s’en souvient peut-être : c’est le second livre de la Poétique d’Aristote, livre perdu consacré au rire, qui est au centre de l’intrigue du célèbre roman d’Umberto Eco, Le nom de la Rose. Dès le début du récit, s’ouvre une discussion sur le rapport entre le rire et la vérité, à travers une réflexion du défunt Venantius : « Venantius dit que, pour ce qu’il en savait, Aristote avait parlé du rire comme chose bonne et instrument de vérité » – thèse fortement contestée par Jorge, le vieillard aveugle qui prédit la venue prochaine de l’Antéchrist. Cette discussion sur le caractère licite du rire et son rapport à la vérité se poursuit le deuxième jour entre Jorge, pour qui « le rire est un signe de sottise », et Guillaume de Baskerville, qui y voit au contraire « le propre de l’homme, le signe de sa rationalité » – le tout à grand renfort d’érudition et de références aux Écritures.
Laissant les deux théologiens à leur discussion théologique, on peut néanmoins être frappé par l’ambivalence du rire : en écoutant les comiques de tout poil qui se succèdent sur les ondes, on remarque en effet qu’ils suscitent – ou tentent de susciter – deux sortes de rire opposées. L’une – appelons-la dérision – s’appuie sur l’opinion commune, l’idéologie dominante, les préjugés partagés : elle a pour fonction de rassurer le public en ridiculisant toutes les figures inquiétantes de l’altérité ou des minorités : on sait que cela commence dès la cour de récréation, avec le souffre-douleur qui se signale par sa différence de tenue, de langage ou de manières. Mais les enfants n’ont pas le monopole de la dérision : l’épigramme latine, par exemple, se plaît à stigmatiser les travers physiques ou les mœurs – les allusions sexuelles y sont monnaie courante – de ses destinataires. L’autre façon de faire rire consiste à éveiller les esprits au lieu de les conforter dans leurs préjugés : elle déstabilise, met à mal les fausses certitudes, interroge, démasque, et pointant les insuffisances de la pensée oriente vers une vérité qui se dérobe. A ce questionnement railleur la langue grecque a donné un nom : l’ironie. « εἰρωνεία » nous dit le Bailly : « action d’interroger en feignant l’ignorance ». Le terme englobe donc deux « sèmes », pour parler comme les linguistes : celui de la question, auquel le rattache son étymologie, et celui d’une incertitude véritable ou affectée. (Une autre acception nous oriente d’ailleurs vers la « réticence », la rétention de la parole). Là où la dérision s’appuie sur de fausses évidences, l’ironie feint de ne rien savoir et, mettant à mal le jugement tout fait qu’on lui présente, s’amuse à ses dépens.
Voici qui nous conduit directement à Socrate et à son détracteur, le comique Aristophane : ce dernier a consacré une de ses pièces, Les Nuées, à tourner Socrate en dérision : il le met en scène comme une sorte de savant Cosinus décollé du réel et susceptible en outre, avec sa bande, « si on lui donne de l’argent, de faire triompher par sa parole aussi bien le juste que l’injuste[1] ». Or au cours de son procès, vingt-quatre ans après la création de la pièce, Socrate se plaint d’avoir été victime, plus encore que de ses accusateurs récents Anytos et consorts, d’une image fausse répandue sur lui depuis longtemps :
Ils vous ont fait croire qu’il existe un certain Socrate, savant homme, qui spécule sur les phénomènes célestes, recherche ce qui se passe sous la terre et qui d’une méchante cause en fait une bonne. Les gens qui ont répandu ces bruits, voilà Athéniens, les accusateurs que j’ai à craindre. (…) J’ajoute que ces accusateurs-là sont nombreux et qu’ils m’accusent depuis longtemps. (…) Et ce qu’il y a de plus déconcertant, c’est qu’il n’est même pas possible de les connaître et de les nommer, sauf peut-être certain poète comique[2].
On voit donc que le personnage de Socrate tel qu’il est présenté dans Les Nuées n’est pas une création d’Aristophane, mais s’insère dans une sorte de tissu de rumeurs diffuses qui ne correspondent nullement à la réalité – Socrate, contrairement aux sophistes auxquels il est assimilé, fait constamment référence au juste et au vrai – et font rire à bon compte d’un individu dont la singularité dérange. Réfléchissant sur les cibles de l’auteur comique athénien, Debidour souligne que Socrate comme Euripide constituent pour lui « deux sujets en or » parce qu’ils font parler d’eux et qu’on leur voue « un culte de mauvais aloi dans certains clans d’avant-garde. » Il ajoute que « s’il les prend pour boucs émissaires, c’est comme novateurs[3]. » On ne saurait mieux dire combien ce type de dérision, qui s’appuie sur les représentations communes sans se soucier du respect de la vérité, est par nature réactionnaire.
Il en va tout autrement de l’ironie socratique. Dans le portrait qu’Alcibiade dresse de son maître au cours du Banquet de Platon, il dit de lui : « il passe tout son temps à ironiser et à plaisanter avec les gens[4]. » La démarche socratique, bien connue, consiste à interroger l’interlocuteur en affectant de ne rien savoir, à s’emparer de ses réponses, puis à le forcer par un jeu de questions à les approfondir, et à détruire, pour finir, ses fausses assertions. Dans un certain nombre de dialogues, ceux qui passent, chez Platon, pour se rapprocher le plus du véritable Socrate, elle ne débouche pas sur une conclusion : à la fin d’Hippias Majeur par exemple, consacré à la nature du beau, Socrate oppose sa perplexité (aporia) au discours des « savants ». Et c’est ainsi que dans son apologie, il explique l’oracle qui l’a présenté comme « le plus savant des hommes » : allant chercher la vérité auprès de ceux qui croient la détenir (hommes politiques, poètes et artisans), il s’aperçoit qu’ils ne savent rien, « tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir[5]. »
L’ironie ne consiste donc pas tant à se moquer de l’interlocuteur qu’à examiner son discours en en montrant les insuffisances. Le terme fut aussi utilisé par les rhétoriciens classiques pour désigner la figure qu’on appelle aujourd’hui antiphrase. Voici la définition qu’en donne Fontanier au début du XIXe siècle : « L’ironie consiste à dire, par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce que l’on pense, ou de ce qu’on peut faire penser. » Quel rapport peut-on faire entre ce trope et l’ironie socratique ? De fait, cette figure fonctionne comme une démonstration par l’absurde : l’antiphrase, reprenant ironiquement le discours de l’adversaire, montre qu’il débouche sur des inepties. Ce n’est pas un hasard si des textes célèbres des philosophes des Lumières utilisent ce procédé pour combattre l’obscurantisme ou les préjugés de leurs contemporains : qu’on songe au célèbre passage de L’Esprit des Lois « De l’esclavage des nègres » ou au pamphlet de Voltaire « De l’horrible danger de la lecture. » Ainsi Socrate, dans sa dimension provocatrice, inaugure-t-il une lignée d’empêcheurs de penser en rond qui passe par Diogène le cynique, le personnage réel et surtout littéraire du fou du roi, ou encore Karaguiozis, le populaire héros grec du théâtre d’ombres[6]… et les plus avisés de nos amuseurs publics ; à toutes ces figures, on peut appliquer le jugement que son interlocuteur porte sur le Neveu de Rameau et ses semblables : « s’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer, il fait sortir la vérité… »
Tous nos amuseurs n’ont pas, hélas, cette dimension : il est plus facile de faire rire à bon compte dans la dérision, surtout quand on a la redoutable tâche d’animer une émission quotidienne ; il est alors tentant de convoquer les vieilles recettes aux relents sexistes, racistes, voire homophobes, ou de se choisir quelques boucs émissaires qui rassurent et fédèrent le public en convoquant la bêtise ordinaire… Pour mieux railler des personnages en vue, un des procédés les plus courants consiste à les remplacer par leur marionnette ou bien, au moyen d’un habile montage, dont l’effet cocasse est indéniable, à leur faire tenir un discours qu’ils n’ont jamais prononcé. On retrouve ici les antiques procédés dont Aristophane usait déjà pour discréditer le premier des philosophes. Le masque se substitue alors au visage et la caricature, au lieu de révéler les traits dominants, comme c’est sa vocation, finit par se couper du réel en se moquant d’un personnage fictif…
Heureusement d’autres comiques remplissent la fonction plus noble de stimuler en nous l’esprit critique : ils ne s’appuient pas sur des paroles inventées, mais sur des phrases réellement prononcées et des comportements observables. Quand François Morel, dans sa chronique du 26 octobre 2018, s’empare des mots d’un leader politique qui, vexé d’être l’objet d’une enquête, avait incité à « pourrir la vie des journalistes », pour se demander quel sens précis recouvre le terme pourrir, il se situe complètement dans la tradition socratique ; quand Pierre Palmade conduit l’auditeur à prendre le point de vue d’un homosexuel timide qui hésite à affronter le regard social, il entraîne avec le rire un questionnement émancipateur ; quand Pierre Desproges interrompait son spectacle pour dire d’un air inquiet : « il me semble qu’un Juif s’est glissé dans la salle », il combattait plus efficacement l’antisémitisme que tous les discours convenus… Les meilleurs de nos humoristes nous tendent un miroir où, reconnaissant des paroles usuelles et des attitudes partagées, nous en découvrons les ridicules ; ils mettent ainsi en œuvre l’ambitieuse devise de la comédie classique : castigat ridendo mores[7].
On vient d’employer le terme humoriste, consacré par l’usage. À vrai dire, l’humour s’accommode mal du suffixe en iste (la dent aussi, mais c’est une autre histoire). C’est qu’il introduit toujours une distance entre l’énoncé et la situation d’énonciation, suggérant peu ou prou la relativité du message. Ainsi l’humour qui traverse le discours socratique est-il indissociable de son affectation d’ignorance. Quand l’ironie se déleste de cette dimension, elle se dévoie pour tomber dans la dérision, et perd sa dimension heuristique : c’est le cas des tweets ravageurs de Donald Trump. Les dictateurs, le Grand Inquisiteur, tous les dogmatiques sont incapables d’humour, parce qu’ils ne peuvent, ou ne veulent, se remettre en cause. Même si cette étymologie n’est pas la bonne, l’humour nous ramène à l’humilité, à l’humus dont nous sommes pétris et où nous retournerons, bref à l’humanité. Il n’est point de meilleur antidote au fanatisme. Si la vérité était une huître, l’humour serait la gorgée de vin blanc qui l’accompagne : il en relève la saveur, et surtout prévient les intoxications.
J-P P.
[1] Aristophane, Les Nuées, vers 98-99
[2] Platon, Apologie de Socrate, 18d
[3] Victor-Henry Debidour, Aristophane, collection « Ecrivains de toujours », Seuil, 1962
[4] Platon, Le Banquet, 216e
[5] Apologie de Socrate, 21c
[6] Sur ce personnage qui fait partie du patrimoine culturel de la Grèce moderne, voir le dernier numéro de la revue Desmos : « Karaguiozis le Grec »
[7] Sur l’origine et la portée de cet adage, voir J-P Plantive, Le Latin cent citations Le Polygraphe, 2012