Grand Écart - Athènes et l’impôt sur la fortune

Texte :

Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

« Supprimons les impôts symboles dogmatiques qui ne servent à rien d’autre qu’à décourager les investisseurs et les actionnaires. » Ainsi s’exprimait, le 28 août 2013, le Président du Patronat français, pour réclamer l’abolition de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune et de la taxe à 75% sur les revenus annuels supérieurs à un million d’euros. Les récriminations sur les impôts ne sont pas nouvelles. Après avoir énuméré les différentes contributions auxquelles étaient soumis les Athéniens, l’orateur Isocrate ajoutait, dans son Discours sur la paix : « …ce qui engendre de tels chagrins que la vie de ceux qui possèdent des biens est plus douloureuse que celle des malheureux qui sont dans une continuelle pauvreté »[1] Il est quelque chose de réconfortant à constater qu’il y a vingt-cinq siècles on trouvait déjà des gens pour s’apitoyer sur le sort des riches accablés d’impôts…

Et pourtant les cités grecques, et singulièrement Athènes, qui nous a laissé beaucoup de plaidoiries judiciaires y faisant allusion, avaient mis au point un système de contributions assez ingénieux pour assurer certains frais communs : les liturgies. Le mot désigne en grec les différents services publics, et la fonction qui consiste à les financer. Dans nos démocraties modernes, tout passe par le budget de l’État, jugé toujours trop lourd, et toujours à diminuer (le lieu commun sur la nécessité de « réduire le train de vie de l’État » suscite dans l’imaginaire, par sa formulation, le fantasme de luxueuses voitures ministérielles ramenées à plus de modestie, quand il s’agit de réalités ayant souvent beaucoup plus d’impact sur la vie du citoyen). La trouvaille grecque consiste à ne pas intégrer les services publics dans les dépenses communes. Un citoyen riche est en effet sollicité directement par un magistrat pour prendre en charge une activité précise : le recrutement d’un chœur de tragédie, la construction d’un navire de guerre, un élément d’une procession publique. Il garde la haute main sur l’activité dont il devient responsable, s’investit dans le recrutement du chœur et reçoit les honneurs de la victoire s’il gagne au concours ; choisit entraîneurs et athlètes s’il s’occupe des gymnases et des courses aux flambeaux, dirige lui-même l’ambassade dont il a assuré les frais, etc. La liturgie constituait donc à la fois une charge et un honneur qui vous assurait du prestige dans la vie publique ; on pourrait dire que cette institution se situe quelque part entre l’impôt – on n’y échappait pas à partir d’une certaine fortune – et le parrainage. On estime qu’un à deux et demi pour cent de la population libre se voyait concerné par cette contribution.

Sans doute existait-il, à Athènes comme ailleurs, des citoyens peu sensibles au privilège d’avoir à mettre la main à la poche pour le bien commun. Même en l’absence de paradis fiscaux, les plus aisés avaient plusieurs façons de cacher leur fortune. Le comique Aristophane met dans la bouche d’Eschyle cette constatation désabusée : « Aucun riche ne veut plus de la triérarchie ; il se met en haillons, pleure, et prétend qu’il est dans la misère »[2] Pour ceux qui voulaient échapper à cette taxe de manière un peu moins clandestine, il existait une procédure officielle, qu’on appelait antidosis (échange). Le contribuable choisi pour une liturgie donnait le nom d’un citoyen qu’il estimait plus riche que lui et donc plus apte à supporter les frais qu’on voulait lui imposer. Ce dernier avait alors trois solutions : soit il acceptait la liturgie, soit il échangeait sa fortune avec celui qui l’avait désigné, soit il menait l’affaire au tribunal !

Mais le prestige attaché à cette forme de contribution était tel que d’autres faisaient du zèle : ainsi un client de Lysias, après avoir rappelé les différentes charges qu’il a endossées (triérarchie, chorégies diverses, gymnasiarchies, participation à la procession des Panathénées) s’empresse-t-il d’ajouter : De tout ce qu’on vient d’énumérer, si j’avais voulu exercer les liturgies selon ce qui est écrit par la loi, je n’en aurais même pas dépensé le quart.[3] Il s’agit donc on le voit d’un système très institutionnalisé, et dont la souplesse permet de faire face à des dépenses ponctuelles inopinées ; les plus riches mis à contribution y gagnent du prestige, et d’une certaine manière voient ainsi se renforcer la légitimité d’une opulence qu’ils mettent au service de la cité.

Rêvons un peu. Remplaçons cet aveugle impôt sur la fortune qui fâche tant de monde par la charge plus ciblée d’une liturgie. L’État demanderait à Mr Dassault de financer à ses frais un avion de chasse. Mr Pinault serait chargé tous les ans d’organiser une prestigieuse exposition au Louvre ou au Centre George Pompidou. Mr Bouygues se verrait confier la charge de grands équipements sportifs qui ajouteraient encore à son rayonnement et à sa notoriété. Loin de récriminer contre les excès de l’impôt, loin de réclamer à grands cris la réduction des dépenses publiques, les quelques privilégiés sollicités seraient fiers de contribuer au développement de leur pays, et le Chef du Patronat Français se ferait l’écho d’un sentiment partagé en reprenant à son compte cette formule que l’orateur Lysias prête à son client :

« Économe de mes biens dans ma vie privée, je me réjouis de prendre part aux charges publiques, et mets ma fierté non pas dans la fortune qui me reste, mais dans ce que je dépense pour vous… »[4]

J.-P. P.


[1] Isocrate, Sur la Paix, 128

[2] Aristophane, Les grenouilles, v. 1065-1066

[3] Lysias, XXI, 5

[4] Lysias, XXI, 16

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