Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
De toute façon il est pour moi évident que Cambyse fut atteint d’une grande folie, car sinon il n’aurait pas entrepris de se moquer de choses relevant du sacré et de l’usage. Si en effet on invitait tous les hommes à choisir les plus beaux parmi tous les usages, chacun, après les avoir bien examinés, choisirait les siens : tant il est vrai que chacun considère usuellement ses propres usages comme de loin les plus beaux. Il n’est donc pas vraisemblable qu’un homme, à moins d’être fou, tourne de telles choses en dérision[1].
C’est en ces termes qu’Hérodote évoque la puissance de la coutume (nomos), dans un texte qui nous semble préfigurer les réflexions de Montaigne et Pascal sur ce thème. Ce passage intervient dans un épisode narratif consacré à Cambyse, le roi de Perse qui fit la conquête de l’Égypte. Le paragraphe précédent évoque deux intrusions du roi dans des sanctuaires de Memphis consacrés à « Héphaïstos » (transposition grecque du dieu égyptien Ptah), où il se moque des statues divines, allant même jusqu’à les incendier. Ces actes sacrilèges s’ajoutent à la longue suite d’exactions dont Cambyse s’est déjà rendu coupable : celles-ci commencent avec la blessure infligée au taureau divin Apis pour se poursuivre par un certain nombre de meurtres dont celui de son frère – soupçonné de vouloir prendre sa place – et de la sœur qu’il avait prise pour femme.
L’argumentation d’Hérodote, qui invoque l’attachement de chacun à ses propres coutumes pour preuve de la folie du roi, paraît, curieusement, un peu inadaptée au contexte : car en l’occurrence Cambyse est perse et c’est le culte égyptien qu’il tourne en dérision. L’historien, qui a conçu son Enquête autour de la confrontation du monde grec et du monde barbare, paraît réclamer du bouillant monarque un sens de la relativité dont celui-ci (qui n’a pas lu Montaigne) est évidemment bien incapable… À tout prendre, plus encore qu’aux frasques du fils de Cyrus, ce passage nous semble pouvoir s’appliquer aux ultimes débordements de Donald Trump. Les deux profils, du reste, se rejoignent sur bien des points : le caractère fantasque, la brutalité des méthodes, un égocentrisme démesuré, l’addiction au pouvoir – même si chez Cambyse, que ne freine aucune institution, ces caractères se traduisent par des crimes d’une autre dimension. Si la « folie » de Cambyse commence avec la blessure d’Apis selon Hérodote, pour Donald Trump, c’est sa défaite aux élections, semble-t-il, qui l’a fait basculer de sa pratique habituelle du mensonge dans le déni du réel, contre toute évidence. Pat Tooney, sénateur républicain de Pennsylvanie, a ainsi déclaré qu’à partir du scrutin du 3 novembre Donald Trump « a sombré dans un niveau de folie et s’est engagé dans des actions absolument impensables et impardonnables. » C’est évidemment l’appel à manifester au Capitole, le 6 janvier dernier, avec les conséquences que l’on sait, qui a fait douter de la santé mentale du président, au point d’entraîner des procédures de destitution. On retrouve dans cet événement tous les éléments de la réflexion d’Hérodote sur la folie de Cambyse – et d’abord la dimension sacrée du lieu. Temple, « saint des saints de la démocratie[2] », espace sacré : en désignant ainsi le Capitole les commentateurs ont clairement assimilé l’assaut des manifestants à un sacrilège et une insulte aux traditions fondant l’unité nationale – en l’occurrence la certification solennelle des résultats devant le Congrès. Commentant le passage d’Hérodote cité plus haut, et s’appuyant sur la parenté étymologique entre le verbe nomizo (penser) et nomos (coutume), Paul Demont écrit : La « coutume » est en elle-même un « croire », une « pensée » qui implique un acquiescement, une émotion, une volonté farouches. Ce n’est pas simplement une « tradition » culturelle. Et c’est pour cela que Cambyse est fou de ne pas respecter ce « croire »[3]. Donald Trump, en refusant d’acquiescer aux rites démocratiques – alors qu’il avait juré sur la Bible de protéger la Constitution – s’est exposé aux mêmes accusations que le profanateur des temples de Memphis…
On peut objecter que ce sont ses partisans, non le président lui-même, qui ont profané et tourné en dérision, par leurs costumes et leur comportement, le sanctuaire de la démocratie. La « folie » du Président (contrairement aux dérives individuelles de Cambyse) paraît justement s’enraciner dans cette dimension collective. Les réseaux sociaux, sur lesquels Trump s’est appuyé tout au long de son mandat, favorisent l’émergence de « faits alternatifs » qui, dénués de tout fondement, finissent par tirer une consistance du seul effet de leur diffusion : phénomène classique de la rumeur, dopé par la puissance du numérique. Les membres des groupes conspirationnistes et des factions d’extrême-droite qui ont manifesté au Capitole pensaient-ils vraiment que l’élection avait été volée ? À l’ère de la post-vérité, cette question n’est sans doute pas pertinente : tout en affichant leur mépris de la démocratie, le président et ses fanatiques se sont plutôt rejoints pour s’enfermer dans une bulle d’irréalité qui leur permettait d’échapper à l’amertume de l’échec.
Il existe un rapport entre folie et pouvoir. D’ordinaire, l’individu qui se meut dans un univers fantasmatique finit par se fracasser contre les moulins à vent du réel. Le monarque, lui, a jusqu’à un certain point la faculté de « prendre ses désirs pour des réalités », en mettant tous ses subordonnés au service de ceux-ci. Parmi les grands fauves égarés de l’Histoire, on peut relever deux catégories : certains, les plus calculateurs et les plus dangereux, déploient sur le long terme leur paranoïa, en tentant de soumettre la réalité à des schémas mentaux délirants conçus de longue date (Hitler, Staline, Pol Pot etc.). D’autres, plus vite repérables, semblent vivre dans l’immédiateté de leurs caprices, en cédant à leurs impulsions. Cambyse et Donald Trump font partie de ces derniers. (Si celui-ci avait préparé un coup d’état, il aurait agi avec plus de discernement, au lieu de compromettre d’un seul coup ses chances de revenir au pouvoir). Les empereurs romains fournissent plus d’un exemple de ces despotes lunatiques et sanguinaires : le plus célèbre est sans doute Caligula, tel que le dépeint Suétone. Au milieu du long défilé de ses lubies meurtrières, on voit l’empereur exprimer, de façon plutôt inattendue, son souci de la postérité : « Il avait même coutume de déplorer ouvertement la malchance de son époque, parce qu’elle n’était marquée par aucune catastrophe publique, le principat d’Auguste ayant eu pour l’illustrer le désastre de Varus, celui de Tibère, l’écroulement de l’amphithéâtre à Fidènes, tandis que le sien était menacé de l’oubli du fait de sa prospérité ; et il souhaitait à tout instant un massacre de ses armées, une famine, une peste, des incendies, un cataclysme quelconque[4]. » Donald Trump, lui, aura bénéficié pendant son mandat de l’extraordinaire chance que représentait l’épidémie de Covid-19 : mais il n’aura pas su l’apprécier à sa juste valeur…
Ces deux incarnations du pouvoir, le roi perse fou et le président américain dérangé, nous apparaissent comme deux figures répulsives de l’altérité : mais on aurait tort de s’en tenir là. La tentation n’est jamais loin, même chez des individus sains d’esprit, de déformer le réel au gré de leurs désirs ou de leurs craintes, d’occulter les vérités qui les gênent, de bafouer les règles qui les entravent… Même si c’est une vérité difficile à entendre, on a tous en nous quelque chose de Cambyse ou de Donald Trump.
J-P P.