Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
« Il n’y a pas de sot métier » dit la sagesse des nations. Comme toujours, la forme négative fait ressortir en palimpseste l’affirmation qu’elle est censée combattre : ce dicton implique bel et bien l’idée d’une hiérarchie des professions, et le jugement social qui va avec. De même, quand Boileau donne aux mauvais poètes ce conseil : soyez plutôt maçon, si c’est votre talent, on n’a guère de peine à deviner, entre l’art d’écrire ou l’art de bâtir, où vont ses préférences… Aucune société développée n’échappe à ce classement axiologique des métiers ; pour les Romains, voici ce qu’en dit Cicéron, en les énumérant par ordre croissant de respectabilité :
Au sujet des métiers et des gains, pour savoir ceux qui doivent être tenus comme honorables, et ceux qui passent pour méprisables, voici ce que l’on admet généralement. D’abord condamnons ces gains qui rencontrent la haine des gens, comme ceux des douaniers, et des usuriers. Sont d’autre part déshonorants et méprisables les gains de tous les mercenaires dont on achète la main-d’œuvre, et non l’art : chez ceux-là le salaire est le prix de la servitude. On doit aussi considérer comme méprisables ceux qui achètent à des marchands pour revendre aussitôt : ils ne pourraient en effet réaliser aucun profit s’ils ne tombaient entièrement dans le mensonge : or il n’est rien de plus honteux que la tromperie. Tous les artisans s’adonnent à une activité méprisable : un atelier en effet ne peut rien comporter de noble. Les activités les moins recommandables sont celles qui servent les plaisirs : mareyeurs, bouchers, cuisiniers, charcutiers, pêcheurs, comme dit Térence. Ajoutes-y, si tu veux, les parfumeurs, les danseurs, et les spectacles licencieux. Il est des arts en revanche qui impliquent une grande réflexion ou se révèlent fort utiles, comme la médecine, l’architecture, l’enseignement des connaissances honnêtes : ceux dont la condition sociale l’admet peuvent les exercer en toute honnêteté. Quant au commerce, s’il est de faible importance, on doit le considérer comme méprisable ; mais s’il est étendu et développé, fait venir de partout beaucoup de marchandises pour les distribuer à beaucoup de gens sans tromper, il n’est pas du tout à blâmer. (...) Mais de toutes les activités dont on peut tirer quelque chose, rien n’est meilleur que l’agriculture, ni plus fécond, ni plus doux, ni plus digne d’un homme libre…[1]
Ce texte est tiré du De officiis (Des devoirs) : dans ce traité dédié à son fils, Cicéron entend lui inculquer la façon dont il faut se conduire dans la vie : il s’agit d’une œuvre de moraliste, d’inspiration stoïcienne en l’occurrence, largement inspirée d’un ouvrage en langue grecque de Panetius de Rhodes. On ne s’étonnera donc guère de trouver des considérations morales dans ce jugement des différents métiers, mais on s’aperçoit vite qu’elles sont indissociables d’une dimension sociale présente tout au long du texte. Celui-ci est en effet structuré par l’opposition entre les activités honorables (en latin liberales, c’est-à-dire convenant à l’homme libre) et méprisables (en latin, sordidi, repris cinq fois dans le passage, qui connote aussi l’âpreté au gain, comme notre français intéressé). Ces dernières englobent aussi bien les travaux physiques, qui ravalent l’homme au rang d’esclave, que les activités jugées malhonnêtes (celle des usuriers ou des petits vendeurs qui trompent sur la marchandise). Ce jugement est largement partagé dans l’Antiquité : « Posidonius divise les arts en quatre classes : arts vulgaires et sordides, arts d'agrément, arts éducateurs, arts libéraux. Les premiers, attributs de l'artisan, purement manuels, s'occupent de fournir aux besoins de l'existence : là rien qui offre l'apparence du beau ni de l'honnête[2]. » De fait la valorisation ou la condamnation morale d’un métier va de pair avec la classe sociale qui l’exerce. Ainsi chez Cicéron le médecin, qui soigne le corps, relève d’un métier noble, mais pas le pêcheur ou le boucher qui fournit la nourriture ; le petit commerçant est réputé voleur, mais pas l’armateur qui fait son bénéfice à plus grande échelle… A cette aune, sont condamnés non seulement les métiers « sans art », correspondant à une pure dépense physique, mais également tous les artisans : l’atelier est incompatible avec la dignité d’homme libre (le mot utilisé par Cicéron, ingenuum, semble faire allusion aux esclaves ou aux affranchis qu’on pouvait y trouver). Au contraire, si l’agriculture – et non les agriculteurs – est tant valorisée, c’est non seulement du fait de son adéquation avec la nature, mais aussi parce qu’elle concerne les grands propriétaires terriens qui vivent de leurs rentes et gèrent leur domaine, modèle absolu du Romain traditionnel... Au-delà de l’agriculture sont reconnues respectables – et non sordides – toutes les activités de ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre; car comme le rappelle Paul Veyne l’oisiveté (otium) est tenue pour un mérite chez les Romains : « richesse était vertu »[3]
Est-ce propre à la société romaine ? Si l’on s’en réfère à notre langue on s’aperçoit, à travers l’ambivalence sémantique de termes comme noble ou misérable, qu’on a tôt fait d’associer fortune, classe sociale et valeur morale… Plus précisément, ce texte dont plus de vingt siècles nous séparent peut-il nous aider à réfléchir sur notre propre hiérarchie contemporaine des différentes professions ?
Quelques remarques préliminaires s’imposent, sous le signe de l’évidence. La liste des métiers s’est transformée depuis Cicéron ; les machines ont remplacé les esclaves, et notre organisation sociale n’a rien à voir avec celle des Romains : les cloisons entre les classes sont moins étanches et grâce à l’éducation généralisée, tout le monde est censé, avec du talent et de l’ambition, pouvoir accéder à n’importe quelle profession, indépendamment du sexe et de l’origine sociale.
Une fois posées ces précautions préalables, les critères choisis par Cicéron dans son évaluation des métiers semblent toujours pertinents. On en retiendra trois. Une profession peut être d’abord ressentie comme utile ou nuisible aux citoyens. Ainsi de nos jours, comme au temps de Cicéron, celles dont l’activité consiste à soutirer de l’argent, huissiers, « aubergines », et autres notaires, n’attirent guère la sympathie. Inversement des métiers réputés utiles emportent l’adhésion et peuvent susciter des vocations : plus d’un jeune rêve d’être « médecin du monde » ou ingénieur agronome… On notera en revanche que notre société hédoniste paraît bien éloignée de la condamnation stoïcienne de tous ceux qui « servent les plaisirs » : il n’est, pour s’en convaincre, que d’écouter un grand chef vantant sa cuisine ou regarder une publicité de parfum, voire d’automobile… Le second critère est celui de l’art, qui correspond peu ou prou à notre notion de qualification. On retrouve dans la mentalité moderne le même divorce entre les métiers manuels, associés à des études courtes, qui souffrent d’un certain discrédit (quels que soient leurs mérites), et les activités intellectuelles, revêtues de la noblesse des arts libéraux antiques. Tout ministre de l’Éducation, en arrivant à son poste, se doit d’affirmer sa détermination à revaloriser le travail manuel et l’enseignement professionnel… Les artisans, globalement condamnés par Cicéron, subissent chez nous une autre forme d’ostracisme : ils sont ignorés de nos productions culturelles. Un extraterrestre qui tenterait de se faire une idée de la répartition des métiers d’après les séries télévisées en conclurait que la moitié des travailleurs sont commissaires ou inspecteurs de police, mais que nous nous passons de plombiers, d’électriciens ou de bouchers. Enfin le troisième critère est l’argent, qui va de pair avec la reconnaissance sociale. Les métiers « haïs » trouvent preneurs et les profits qu’ils engendrent leur confèrent une sorte de respectabilité. La réflexion du neveu de Rameau : « Quoi qu’on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est riche » n’a rien perdu de son actualité. Le PDG d’une multinationale qui pollue la planète et fait ses profits sur l’exploitation de travailleurs pauvres jouit d’un prestige non contesté ; mieux vaut être avocat fiscaliste que petit employé des impôts… La combinaison des trois critères permet ainsi d’obtenir un juste aperçu de la cote actuelle des métiers. Quand ils sont réunis positivement, celle-ci-est au plus haut : c’est le cas, par exemple, des grands chirurgiens ou des architectes de renom. Au bas de l’échelle, inversement, se trouvent les métiers qui ne présentent pas d’utilité, ne requièrent guère de savoir-faire, et sont très mal payés. Au moment où je m’apprête à mettre un terme à ces réflexions, le téléphone sonne. Une voix, dont l’accent révèle qu’elle vient sans doute d’une plate-forme installée en Afrique du Nord, me propose un rendez-vous avec un technicien chargé de m’informer sur l’installation de panneaux solaires. Dissimulant mal mon agacement, je lui réponds la vérité, c’est-à-dire que j’ai déjà reçu, depuis deux ans, environ cent cinquante coups de téléphone sur le même sujet, et sans attendre sa réponse je mets fin à l’entretien. Je songe en même temps aux conditions de travail de cette jeune femme, soumise à la pression du rendement et dont l’activité professionnelle consiste à déranger des gens qui lui raccrochent au nez… Où en étais-je ? Ah oui ! A notre époque moderne, il existe encore des métiers sordides…
J-P P.