Grand écart – Cincinnatus et l’addiction au pouvoir

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

La propension des Romains à nourrir du fonds mythique leur Histoire n’a d’égale que leur aptitude à transformer leurs grands hommes en légende : parmi ceux-ci Cincinnatus, associé à sa fameuse charrue, a particulièrement impressionné la postérité. Rappelons brièvement cet épisode : nous sommes en 458 av. J.-C. Les Èques, une peuplade italique voisine de Rome, réussissent à encercler les troupes du consul Mincius. Les Romains s’alarment : la patrie est en danger. Voici la suite, telle que nous la raconte Tite-Live :

On décida de nommer un dictateur pour rétablir l’État : L. Quinctius Cincinnatus est désigné à l’unanimité. Celui-ci, en qui le peuple romain remettait son unique espoir pour le pouvoir suprême, cultivait de l’autre côté du Tibre (…) un champ de quatre arpents, qu’on appelle le pré de Quinctius. C’est là que les délégués le trouvèrent, soit creusant un fossé appuyé sur sa bêche, soit en train de labourer – en tout cas, c’est reconnu, occupé à une tâche agricole[1].

Le premier trait que met donc en valeur la tradition est la simplicité du personnage : il cultive lui-même sa terre, d’une surface modeste, habite une chaumière (tugurium), porte des habits de paysan[2]. Rien donc qui rappelle la famille patricienne dont il est issu, ni les fonctions de consul déjà exercées. L’historien romain souligne d’ailleurs ce trait en invitant ceux qui mettent les richesses au-dessus de toutes les valeurs humaines à méditer cet exemple, conformément à l’idéologie du retour aux vertus ancestrales en vogue au début de l’Empire… Par la suite Cincinnatus se révélera un chef d’une extrême efficacité : fort du pouvoir absolu qui lui a été confié, il mobilise aussitôt toute la ville, réussit à isoler l’ennemi dans son camp : les Èques, pris entre les deux armées romaines, celle du consul et celle du dictateur, n’ont d’autre choix que de capituler… De retour dans la ville qui l’accueille en triomphateur, Cincinnatus refuse alors toutes les récompenses et les honneurs qui lui sont offerts. Et, nous dit l’historien, « le seizième jour Quinctius abdiqua la dictature qu’il avait reçue pour six mois. » Voici certainement, entre toutes les qualités du personnage, ce qui fascinait le plus les Romains de l’époque impériale, ce qui a le plus fasciné la postérité, et qui nous fascine encore aujourd’hui : ce geste souverain par lequel, une fois sa tâche accomplie, le grand homme au sommet de sa gloire renonce à toute forme de pouvoir pour revenir à l’anonymat de sa charrue…

À l’époque d’Auguste, où écrivent nos deux sources principales, Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, cet exemplaire désintéressement frappait d’autant plus les esprits que Rome sortait à peine de plusieurs décennies de lutte acharnée pour la conquête de l’État.  Quant à la dictature, jadis accordée pour six mois sous le contrôle des magistrats en place, elle avait déjà pris ce mauvais pli qui nous conduit à l’acception moderne du terme : Sylla en 82 av. J.-C., puis César, dévoyant cette charge, s’en étaient emparés pour mieux assurer leur domination sans partage : ce dernier finit même par se la faire attribuer à vie – quelques semaines avant sa mort…

Pour le monde moderne, le dictateur n’est donc rien d’autre que cet ennemi implacable des libertés qui se maintient au pouvoir par tous les moyens : l’opposé, en somme, de ce que représente Cincinnatus. Quelles réflexions peut-on tirer de cet exemple, confronté à nos dictatures militaires et autres autocraties auxquelles l’élection confère un semblant de légitimité ? De l’antique magistrature romaine, celles-ci ne semblent avoir retenu que ses aspects les plus périlleux, à commencer par le pouvoir absolu conféré à un seul homme – ce qui, nous dit Tite-Live, effrayait déjà la Plèbe à la désignation de Cincinnatus. Une autre leçon pernicieuse a parfaitement été assimilée par les différents adeptes du despotisme : c’est que, pour justifier la concentration du pouvoir et juguler l’opposition, rien ne vaut la menace, réelle ou le plus souvent chimérique, d’un ennemi désigné. Hitler avait les Juifs, les sanglantes dictatures d’Amérique latine, installées avec l’appui de la C.I.A., ont massacré leurs opposants au nom du danger communiste, aujourd’hui Erdogan stigmatise les Kurdes, Poutine instrumentalise les Américains, Modi dénonce les Musulmans etc. Tout ceci est déjà parfaitement analysé et illustré par Orwell dans 1984, où le personnage de Goldstein, pure création du Parti donnée en pâture à la haine collective, est utilisé pour mieux s’assurer de la cohésion des foules et gagner leur docilité…

Aujourd’hui comme hier enfin, l’exemple de Cincinnatus fait ressortir, en négatif, l’addiction au pouvoir, cette drogue dure dont le sevrage s’avère si difficile. Joe Biden lui-même, qui avait promis le contraire, annonce qu’il se représentera pour un nouveau mandat à 82 ans… Un peu partout, on bricole des constitutions pour permettre à l’autocrate en place de régner quelques années supplémentaires, ou de renforcer encore son empire sur la nation. Et le jeune chef révolutionnaire, qui avait renversé le dirigeant honni pour redonner leurs droits aux citoyens, se retrouve des années plus tard à la tête d’un régime pas moins détestable que celui qu’il avait combattu… Même dans les pays démocratiques, les anciens présidents retournent rarement à leur charrue : on les voit, plus inconsolables que le roi sans divertissement de Pascal, écumer les librairies pour vendre leurs mémoires, donner de lucratives conférences, courir les plateaux de télévision pour y retrouver un peu de la déférence évanouie… Un exemple intéressant à méditer est celui de De Gaulle : à l’instar de Cincinnatus, il apparaît en 1958 comme l’homme providentiel de la République en danger, à la suite des événements du 13 mai – et le vote de l’assemblée lui confiera le soin de remettre en ordre les affaires de l’État. On se souvient de sa réponse pleine de verve, lors de la conférence de Presse du 19 mai, à un journaliste qui s’inquiétait du maintien des libertés publiques fondamentales : « Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans je commence une carrière de dictateur ? » Comme pour Cincinnatus, les craintes formulées se révélèrent vaines (même si la gestion gaulliste des médias publics fut loin d’être exemplaire) et De Gaulle quitta le pouvoir le 27 avril 1969, sans y être obligé[3], à la suite d’un référendum où il avait été désavoué, ne concevant pas qu’une réforme qu’il jugeait fondamentale puisse être imposée sans l’assentiment du peuple… Comme son prédécesseur (en un peu plus de temps, cependant !) il avait accompli sa mission, donné au pays une nouvelle Constitution, rétabli les finances publiques, mis fin à la guerre d’Algérie. Mais que lui a apporté son second mandat ? Un retrait plus rapide lui eût évité l’humiliation de mai 68 et le désamour des Français…

Le peuple a-t-il une responsabilité dans cette addiction au pouvoir ? Etienne de la Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, soutient sur cette question une thèse radicale : pas de domination possible sans la complaisance du dominé, égaré par la force de l’habitude, le relâchement des mœurs lié aux divertissements, la corruption qui étend ses cercles concentriques à partir de l’entourage immédiat du tyran… Aujourd’hui, le contrôle des médias, y compris chez ceux qui « règnent par l’élection du peuple », pour reprendre ses termes, contribue encore davantage au renoncement à la liberté, dénoncé avec tant de passion dans son petit ouvrage[4].

La plupart des autocrates accrochés à leur siège s’appuient en effet sur les élections pour cautionner leur pouvoir absolu, si bien que la frontière entre dictatures et régimes démocratiques tend à s’estomper dans un inquiétant sfumato. Or le retrait de Cincinnatus vient nous rappeler que, plus que le vote, c’est d’abord la rotation des responsabilités qui garantit la République – traduisons, en langage moderne, la limitation du nombre et de la durée des mandats. De même, si nous regardons du côté de l’Athènes antique, ce n’est pas l’élection qui fonde la démocratie – dont Aristote rappelle qu’elle repose sur le principe du tirage au sort des magistrats[5] – mais le partage du pouvoir : ce que beaucoup de dirigeants actuels semblent avoir oublié… Enfin, indépendamment de la réalité historique, le héros magnifié par la légende latine, dédaigneux de toute carrière politique et plus intéressé par son champ que par la toge, met en honneur ce que nous appelons aujourd’hui le rôle de la société civile, dont le développement est sans doute indispensable à la revitalisation de notre vie publique.

L’histoire de l’homme à la charrue est sans doute, à beaucoup d’égards, fort éloignée de nous, et parée de tous les embellissements qui peuvent métamorphoser en légende des faits historiques. Sa vérité rejoint celle du mythe : moins la conformité au réel que le pouvoir inépuisable de nous aider, tout au long des siècles, à déchiffrer le monde qui nous entoure…

J-P P.

 

[1] Tite-Live, Ab urbe condita, III, 26.

[2] C’est chez Denys d’Halicarnasse, au moment où l’on vient chercher Cincinnatus pour lui annoncer qu’il vient d’être élu consul, que cet aspect du personnage est le plus développé : « Quinctius était alors occupé à labourer son champ pour l’ensemencer : il suivait lui-même les bœufs qui fendaient la terre, n’ayant pour tout habit que ses caleçons et un bonnet sur la tête. » Non seulement le nouveau consul ne saisit pas tout de suite ce que les envoyés du Sénat viennent faire chez lui, mais il dit son mécontentement de perdre sa récolte ! (Antiquités romaines X, 3, 22)

[3] De Gaulle avait déjà quitté les affaires de lui-même le 20 janvier 1946.

[4] Ainsi, dans sa dernière campagne électorale, Erdogan a bénéficié de soixante fois plus de passages à la télévision que son rival (France-Info du 3 mai 2023). On pourrait  évidemment  multiplier les exemples.

[5] Aristote, Politique VI, 7, 3. Le vote des magistrats caractérise l’oligarchie…

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