Grand écart – Des mots et des armes

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Cet homme est dangereux. Il ne cesse de pousser ses pions pour agrandir son territoire :

Incapable de s’en tenir à ses conquêtes antérieures, il déploie ses forces tout autour de nous et nous enveloppe de toutes parts, pendant que nous temporisons. (…) Et je crois qu’il s’enivre de l’étendue de ses succès et s’abandonne aux chimères de son esprit en voyant l’absence d’opposition : ses réussites lui montent à la tête.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas seulement pour l’envahisseur d’annexer de nouvelles terres : la guerre est d’abord dirigée contre un régime qui lui est insupportable, parce que fondé sur la liberté :

C’est à ce régime qu’il en veut plus que tout, c’est celui-ci qu’il combat, et ce qui le préoccupe en premier lieu, c’est comment le détruire. Et il a raison d’agir ainsi  : il sait en effet fort bien que, même s’il se rendait maître de tout le reste, il ne lui serait pas possible d’être tranquille, tant que vous serez en démocratie, et que, si jamais il subit quelque revers, comme cela arrive souvent dans une vie humaine, tous les peuples rassemblés actuellement par la force se réfugieront de votre côté. (…) Il ne veut donc pas qu’on guette sa situation en regardant la liberté dont vous jouissez.

Au demeurant, les opérations militaires sont loin d’avoir obtenu le succès escompté par l’agresseur :

Il vaut la peine d’examiner et de prendre en compte la situation réelle où il se trouve : elle ne lui est pas actuellement aussi favorable ni aussi brillante que pourrait le croire et l’affirmer un observateur superficiel ; et jamais il n’aurait entrepris cette guerre, s’il avait pensé qu’il lui faudrait vraiment combattre. En attaquant il espérait tout emporter en un moment – et la suite a prouvé son erreur. C’est d’abord ce qui s’est passé contre son attente qui l’inquiète, et provoque en lui un grand découragement.

Rien d’étonnant, donc, si le moral des troupes adverses est sérieusement atteint :

Si lui recherche avidement la gloire, ceux qui lui obéissent ne partagent pas cette ambition : brisés par ces campagnes incessantes ils en ont assez d’être malmenés et souffrent continuellement, ne pouvant s’occuper ni de leurs travaux ni de leurs affaires privées...

La victoire est donc possible, à condition de disposer des armements nécessaires, et si chaque citoyen se mobilise pour la défense de sa patrie.

*

… Ainsi Démosthène présente-t-il Philippe de Macédoine, tout en cherchant à galvaniser ses compatriotes athéniens, dans ses différentes Philippiques[1]. Mais en parcourant ces lignes, le lecteur songe à un autre monarque et à une autre guerre, qui se déroule sous nos yeux : et l’on peut en effet relever quelques analogies entre les deux conflits. De part et d’autre une puissance qui semble étendre irrésistiblement son empire, d’un côté, tandis que de l’autre un homme oppose à cette entreprise sa détermination, sollicite des alliances, réclame inlassablement des armes pour résister à l’envahisseur. La parenté entre l’État agresseur et l’État agressé constitue une autre analogie : n’oublions pas que les Macédoniens parlaient très probablement une variété de grec et que leur culture puisait largement dans le fonds hellénique, avec de nombreux échanges humains à la clef[2] – même si Démosthène, dans sa fougue polémique, ne se prive pas de traiter leur roi de barbare[3]. Et de même qu’il existe des partis pro-russes en Ukraine, Philippe disposait au sein même de la cité athénienne de partisans d’une diplomatie beaucoup plus accommodante que la résistance farouche prônée par Démosthène. Il existe enfin, dans les deux conflits, une même dimension idéologique. Athènes, à partir de Périclès, associe sa politique étrangère – y compris dans sa dimension impérialiste – à la promotion du régime démocratique, ce qui permet à Démosthène de présenter le monarque macédonien comme l’ennemi juré de la liberté des peuples. Beaucoup d’observateurs ont repris ce thème pour expliquer l’intervention de Poutine en Ukraine.

Certes cette comparaison connaît ses limites : le jeune roi de Macédoine, brillant chef de guerre, n’a que peu à voir avec l’autocrate russe rompu aux méthodes cyniques du KGB – et  le parcours de l’acteur comique projeté au pouvoir par les séries télévisées ne rappelle en rien celui de l’avocat athénien, bercé dans les joutes oratoires de l’assemblée. Mais c’est surtout au niveau de l’arrière-plan historique qu’on doit chercher les différences essentielles. Au moment où s’exprime Démosthène, Athènes voit déjà sa puissance décliner, affaiblie par les différentes guerres menées entre les cités grecques – alors que l’Ukraine, attachée historiquement à la Russie, n’est indépendante que depuis une trentaine d’années. Le prestige dû au passé est donc du côté de l’agressé dans le conflit entre Athènes et la Macédoine, qui s’apparente, dans une certaine mesure, à une lutte d’influence entre deux impérialismes. Pour la guerre en Ukraine au contraire, c’est l’agresseur qui constitue la puissance ancienne et cherche à remettre la main sur une jeune nation au moment où elle affirme son indépendance. Enfin, second point, les circonstances dans lesquelles Démosthène et Zelenski s’expriment ne sont pas les mêmes : celui-là, notamment dans ses premières Philippiques, tient un discours préventif afin d’empêcher l’ennemi de déployer sa puissance déjà menaçante. Zelenski (dont les avertissements antérieurs ont sans doute été ignorés) s’exprime aujourd’hui dans l’urgence d’une attaque brutale où la survie même de son peuple est en jeu.

Il n’empêche. L’équation personnelle des deux hommes conduit à s’interroger sur les rapports entre le pouvoir de la force et celui du langage ou, pour le dire autrement, celui des mots et  celui des armes. La postérité tend à privilégier en Démosthène l’orateur, et l’on ne doute pas qu’elle retiendra de Zelenski l’homme d’État. Mais le tribun athénien fut aussi un acteur politique de premier plan, qui sut mettre son éloquence au service de l’action. On est frappé, à le lire, par son appréhension concrète des problèmes, par exemple la précision avec laquelle il évalue les armements navals et terrestres nécessaires à la sécurité de la cité, ainsi que les moyens de les financer. Et l’on sait de même avec quelle obstination (plutôt couronnée de succès) le dirigeant ukrainien a réclamé aux puissances occidentales les armes nécessaires pour faire face à l’invasion russe, en jouant d’ailleurs sur le même ressort que l’orateur athénien : la mauvaise conscience de ses interlocuteurs. On parle aujourd’hui sans doute moins d’éloquence que de communication : celle-ci comprend non seulement l’art oratoire, cantonné à la tribune, mais aussi l’usage raisonné de tous les moyens offerts par la technique moderne : réseaux sociaux, vidéo-conférences, mise en scène du discours par le choix du lieu et du costume, etc. Les commentateurs ont salué unanimement la maîtrise affichée dans ce domaine par le dirigeant ukrainien, pour convenir qu’il avait gagné cette bataille.

Mais si les armes sont indispensables et s’obtiennent parfois par des mots bien sentis, les mots peuvent en eux-mêmes constituer des armes : on retrouve ici toute la force de la véritable éloquence, indépendamment des habiletés de la communication, voire des artifices d’une rhétorique ornementale. Du discours d’un homme d’État, Plutarque dit : « une honnête franchise, une dignité vraie, une sincérité toute patriotique, de la prévoyance, une intelligence attentive, voilà ce qui doit remplir ses propos[4]. » On peut appliquer cette phrase, trait pour trait, aux interventions de Zelenski. Il arrive que l’Histoire retienne des formules qui ont peut-être contribué à faire basculer le destin d’un peuple : la postérité a ainsi immortalisé celle de Churchill : « du sang, de la sueur et des larmes ». Il n’est pas difficile d’imaginer le parti qu’aurait tiré l’auteur des Vies Parallèles de la comparaison entre les deux intraitables résistants, celui de Londres et celui de Kiev, et le plaisir qu’aurait eu ce grand collectionneur de phrases mémorables à rapporter le mot qui a ouvert la guerre en Ukraine, et que nous transcrivons ici dans la savoureuse traduction de Jacques Amyot :

Comme l’ennemy s’apprêtoit à investir la ville, et que l’issue ne faisoit guères de doubte, vu le grand nombre des assaillants, ses alliés, jugeant que sa vie même étoit en péril, lui proposèrent de l’aider à fuyr pour le mettre en seureté ; mais leur fit savoir incontinent qu’« il avoit besoin de munitions, non d’un coche » : si ralluma le courage de son peuple, et la ville fut sauvée.

J-P.P.

 

[1] Démosthène, dans l’ordre des citations : 1e Philippique, 49 ; Sur la Chersonèse, 40-42 ; 1e Olynthienne, 21 ; 2è Olynthienne, 16.

[2] Pour s’en tenir à Philippe de Macédoine, celui-ci passa trois ans à Thèbes dans sa jeunesse, reçut les leçons d’Épaminondas, et fit appel à Aristote pour l’éducation de son fils Alexandre…

[3] Notamment dans la 3e Olynthienne. L’ironie de l’Histoire voulut qu’il revint au Macédonien Alexandre le Grand de porter bien au-delà de la Grèce la culture hellénique…

[4] Plutarque, Préceptes pour un homme d’Etat, 6. On peut rapprocher ce passage des qualités que La Harpe reconnaît à Démosthène : « Nul n’a moins employé les figures de diction, nul n’a plus négligé les ornements ; (…) et ce qui le distingue des autres orateurs, c’est que l’espèce de suffrage qu’il arrache est toujours pour l’objet dont il s’agit, et non pas pour lui. On dirait d’un autre : il parle bien ; on dit de Démosthène : il a raison. »

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