Grand écart - Hélène d’Argos et la couverture de Paris Match

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Voici le palmarès des vedettes ayant occupé la couverture de Paris Match : Caroline de Monaco, 98 fois ; Johnny Halliday, 82 fois ; la princesse Diana, 63 (talonnée par Stéphanie de Monaco). Mais ceci n’est rien à côté d’Hélène d’Argos : d’après Eratosthène l’épouse de Ménélas aurait été 134 fois en première page du prestigieux hebdomadaire, entre 1201 et 1168 av. J.-C. Une telle fortune mérite qu’on s’y attarde un peu.

Quels sont les critères à remplir pour avoir la chance de figurer sur la célèbre une ? Notons d’abord que la gloire va à la notoriété : il s’agit d’une consécration, plus souvent encore d’une confirmation, jamais d’une découverte. D’autres éléments entrent en jeu : les femmes semblent l’emporter sur les hommes, et mieux vaut être belle, noble, riche, adulée par la fortune ; cette brillante vitrine nous présente en effet l’image stéréotypée d’un bonheur inaccessible et convenu, celui d’un monde où les princesses et autres célébrités continuent de faire rêver la bergère qui sommeille en chacun d’entre nous… Quelques turbulences sentimentales, parmi les heureux élus, ne sauraient entamer le modèle d’une vie familiale obéissant aux normes définies par la morale sociale : comme en grammaire, chaque exception – et Dieu sait si elles sont nombreuses – confirme la règle. De toute façon, l’ordre ne sera pas menacé puisqu’il est hors de question d’accueillir dans ce paradigme du conformisme la moindre figure rebelle ou révoltée, voire un peu marginale...

Force est de constater que le personnage d’Hélène obéit à tous ces critères. Nous ne nous attarderons pas sur les plus extérieurs, évidents. La reine de Lacédémone est noble – elle est même fille de Zeus, ce qui est autrement prestigieux que de descendre du prince Rainier – et reconnue par tous comme la plus belle femme du monde. Nul ne la voit sans tomber sous son charme. On connaît le passage célèbre où les vieillards de Troie, à la porte Scée, ne peuvent s’empêcher de lui accorder leur admiration : « Il ne faut pas s’indigner si Troyens et Achéens aux beaux jambarts, pour une telle femme, souffrent longtemps des douleurs[1]» Il est tentant de la réduire à cette séduisante apparence : c’est ainsi qu’Euripide, dans la tragédie qu’il lui a consacrée, imagine que ce ne fut qu’un fantôme qui accompagna Pâris à Troie, tandis que la véritable Hélène vivait à la cour de Protée en Égypte. Cette beauté fatale, ce romanesque enlèvement, et la somme de destins mis en branle par un épisode qui relève d’abord de la vie privée, tout cela ne manque pas de faire du personnage un aliment exceptionnel offert à l’imaginaire collectif… Et d’ailleurs, comme on finit par ne voir en l’existence de Caroline de Monaco que l’occasion des belles couvertures de Paris Match, Hélène elle-même finit par se persuader n’avoir vécu que pour nourrir la future épopée homérique : « Zeus nous a fait une mauvaise destinée afin que plus tard nous soyons un sujet de poème pour les hommes à venir[2]. »

Cependant, bien qu’elle semble subir les événements pour devenir l’enjeu d’un combat qui la dépasse, il serait très injuste de réduire Hélène au rang de simple femme-objet : le personnage homérique possède une véritable personnalité, qu’il convient d’analyser. Notons d’abord que, s’il s’agit d’une femme fatale, elle n’a rien d’une héroïne tragique. Ces dernières prennent en main leur destin et l’assument pleinement pour le mener à son terme ; comme l’observe Giraudoux dans son Électre, elles mettent en œuvre « la justice, la générosité, le devoir », c’est-à-dire les trois vertus qui comportent « le seul élément vraiment fatal à l’humanité, l’acharnement ». L’héroïne tragique est celle qui dit non : Antigone dit non à Créon et aux lois humaines, Électre dit non à l’amour et au pouvoir, Andromaque dit non à Pyrrhus et à l’avenir. Hélène ne manque pas de cœur, sa perspicacité est remarquable, allant jusqu’à la divination[3] ; mais son sens du devoir s’avère assez relatif, et surtout elle ne sait pas dire non. La femme par qui la guerre de Troie arrive a horreur des conflits. On la voit ainsi, au chant III de l’Iliade, refuser d’abord à Aphrodite de gagner la chambre où la déesse a déposé Pâris pour le soustraire aux coups de Ménélas, puis finalement céder aux menaces de sa protectrice. Et après avoir violemment reproché à son amant d’avoir quitté le combat elle finit cependant par le suivre dans son lit…

Il est frappant de constater que, malgré la catastrophe qu’elle apporte avec elle, la séduisante Argienne est au mieux avec sa belle-famille. Manifestement Priam l’adore, au point de la dégager de toute responsabilité dans le conflit : « Viens ici, ma fille, assieds-toi devant moi, afin de voir ton premier mari, vos parents et vos amis. Pour moi ce n’est pas toi qui es responsable, mais les dieux, qui ont excité contre moi cette déplorable guerre achéenne[4]. » Dans la suite du passage, accédant à son invitation, elle présente complaisamment au roi troyen les différents guerriers grecs. Son caractère vénusien la pousse à éviter les heurts, et à tenir à chacun les propos qu’il a envie d’entendre. Elle passe son temps à se traiter de chienne et à maudire son infidélité – aussi bien à la cour de Priam que revenue à Lacédémone, mais les remords ne semblent guère la déchirer et ses déclarations paraissent plutôt comme autant de concessions accordées à l’interlocuteur : aux Troyens dans l’Iliade, pour s’excuser de provoquer la mort de leurs proches, au mari compréhensif dans l’Odyssée, pour se faire pardonner ses anciennes frasques. Au chant IV de ce récit, elle présente l’image d’une épouse exemplaire, occupée aux travaux de sa quenouille d’or, puis soucieuse du bien-être de ses hôtes. Pour couper court à la tristesse liée à la visite de Télémaque et Pisistrate, elle jette dans le vin « une drogue calmant de la douleur et du ressentiment, oubli de tous les maux », et invite ses hôtes à la gaîté, en encourageant des anecdotes amusantes. Les deux histoires qui suivent montrent l’ambiguïté du personnage : dans la première Hélène raconte comment elle a reconnu Ulysse déguisé lors d’une de ses incursions à Troie, en le laissant, non sans une certaine jubilation, faire un carnage parmi les compagnons d’Hector. Dans la deuxième anecdote, fournie curieusement par Ménélas qui a l’air d’y prendre plaisir, on lui voit tenir un rôle contraire : elle appelle un par un les Grecs cachés dans le cheval de Troie, manquant de faire échouer la ruse d’Ulysse en provoquant le massacre de ses congénères[5].

Ainsi, même s’il lui arrive de pleurer son pays et de regretter sa vie passée, la dimension tragique, avec la passion qui lui est attachée, reste complètement étrangère au personnage de l’épopée homérique : en toute circonstance, on perçoit Hélène comme une femme résolument légère, et les malheurs semblent glisser sur elle sans vraiment l’atteindre. Elle traverse la guerre comme Fabrice la bataille de Waterloo, comme Angelo le choléra dans Le Hussard sur le toit, à la manière de ces héros voués, quoi qu’il arrive, au bonheur, le monde dût-il s’écrouler autour d’eux…

Au terme d’une de ses Mythologie où il analysait la dimension idéologique d’un article de Match, Roland Barthes écrivait ceci : « La science va vite et droit son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d’ordre[6]. » Hélène et la couverture de Paris Match incarnent la souveraineté de l’apparence : en suggérant qu’il suffit d’un sourire pour effacer les conflits et que tout le tragique de l’existence peut se résorber dans une belle image, l’irrésistible Argienne, comme la une tant convoitée, mettent en lumière ce qu’il y a sans doute de plus profond dans la nature humaine : son goût pour le superficiel – et le renoncement qui l’accompagne.

J-P P.

 

[1]     Iliade, chant III, v. 156-157.

[2]     Iliade, chant VI, v. 356-357.

[3]     Cf. Odyssée Chant XV v. 160-178 : on voit dans ce passage Hélène annoncer le retour d’Ulysse en interprétant un présage envoyé par les dieux.

[4]     Iliade, chant III, v. 162-165

[5]     Odyssée, chant IV, v. 240-289

[6]     Roland Barthes, « Bichon chez les nègres », in Mythologies, Editions du Seuil, 1957

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