Grand Écart — Horace et le retour à la nature

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

S’il faut vivre en accord avec la nature, et qu’on doive d’abord chercher un terrain pour y mettre sa maison, connais-tu un endroit préférable à la campagne heureuse ? [1] Le poète Horace, qui s’adresse ici à son ami Fuscus, un citadin convaincu, ne cesse dans toute son œuvre de chanter les vertus du retour à la nature. Et il n’est pas le seul chez les Latins : Virgile célèbre, à la fin de la seconde Géorgique, la vie simple et reposante de l’agriculteur, qu’il assimile, avec une outrance dont il n’est pas dupe, à l’existence insouciante de l’âge d’or [2]. On pourrait multiplier les exemples : se constitue ainsi, sous le régime impérial, un véritable lieu commun qu’on retrouve aussi bien chez les écrivains qui prétendent s’exprimer au nom du peuple, comme Juvénal ou Martial, que chez des aristocrates beaucoup plus riches, comme Pline le Jeune, qui possède des propriétés un peu partout dans le Latium et une villa immense en Toscane. Tout ceci ne va pas sans une certaine contradiction interne : ces auteurs sont nés en province (Horace est de Vénouse, en Apulie, Virgile de Mantoue, Pline de Côme etc.) et sont « montés » à la capitale, comme les héros de nos romans du XIXe siècle, pour y faire carrière. Horace doit tout à son protecteur romain Mécène, y compris son petit domaine à la campagne, et sait d’ailleurs s’en montrer reconnaissant. La vie saine de l’agriculteur ne cesse d’être célébrée, mais on se garde bien de la mener…

Qu’est-ce qui plaît donc tant aux Romains (ce terme est en lui-même significatif) dans la vie campagnarde ? Les réponses sont multiples. La première c’est que la vie à Rome est devenue « impossible » (negant vitam, dira Martial [3]) tant la ville est bruyante : criailleries des écoles, tintamarre des artisans, boniments des commerçants, processions diverses, fracas lié à l’activité des bains publics : on ne s’y repose jamais. Et la nuit n’apporte aucun répit : « un très grand nombre de malades meurent d’insomnie », écrit Juvénal, qui ajoute « seuls les riches peuvent dormir dans la ville » [4] ! Ce même auteur présente Rome comme éminemment dangereuse, avec des maisons qui menacent ruine, d’incessants incendies, une circulation décourageante, une nourriture indigeste… Et il conseille vivement d’aller vivre à l’extérieur, là où l’immobilier est moins cher : « Si tu peux t’arracher aux jeux du cirque, on acquiert à Sora, à Fabreteria, à Frusino, une excellente maison pour le prix où tu loues maintenant pour un an un morceau de ténèbres. Là, un jardinet, un puits peu profond dont l’eau est facile à puiser sans avoir besoin de corde, de quoi arroser tes plantes modestes » [5]. Ajoutons qu’en quittant la ville on se libère du regard des autres, toujours prompts à railler et à médire[6], et des multiples obligations que Pline énumère avec complaisance dans une de ses lettres[7]. La campagne est donc un lieu de liberté qui permet de se rapprocher d’une forme d’autosuffisance, matérielle et morale : on y cultive de façon privilégiée l’otium, ce temps à soi qui s’oppose aux negotia, ces différentes contraintes sociales de la vie urbaine qu’Horace n’hésite pas à qualifier d’odieuses.[8].

Ne sous-estimons pas non plus un authentique sentiment de la nature, qui éclate dans l’évocation que font les poètes des paysages agrestes, ou bien encore dans la description que propose Pline de la vallée du Clitumne : « Les rives sont couvertes d’une multitude de frênes et de peupliers, que la rivière limpide dénombre en reflets verdoyants comme si les arbres y étaient plongés. La fraîcheur de l’eau rivalise avec la neige, et sa teinte n’est pas moins belle… »

Enfin l’existence campagnarde est associée au mos majorum, les vertus ancestrales dont se réclament les Romains et qu’ils opposent à l’évolution des mœurs. La célébration de la vie rustique va de pair avec la dénonciation du luxe contemporain, dans une antithèse qui recouvre le nécessaire et le superflu. « L’herbe sent-elle moins bon ou brille-t-elle moins que les mosaïques lybiennes ? »[9] demande Horace, qui s’inquiète ailleurs de la diminution des surfaces agricoles, repoussées par l’extension des constructions tapageuses, et de la préférence donnée aux plantes d’agrément sur les cultures vivrières[10]. Aller vivre à la campagne, c’est donc retrouver les qualités originelles, simplicité, sobriété, piété qui ont fait la force des aïeux, et que l’empereur Auguste ne cessera de promouvoir dans une idéologie de retour aux sources. Le mot nature présente, en Latin comme en Français, une double acception, abstraite et concrète. Horace, on l’a vu, associe les deux : la vie rurale devient ainsi la traduction tangible aussi bien des mots d’ordre de l’empereur que des préceptes philosophiques transmis par les sagesses grecques.

Notre rapport à la nature est-il si différent ? Sans doute nos angoisses se situent-elles à une autre échelle : nous sommes confrontés à l’épuisement des ressources au niveau de la planète et nous savons que le progrès technique, auquel nous sommes tant redevables, nous éloigne irrémédiablement d’une vie « naturelle ». Les ouvrages de science-fiction nous présentent des sociétés terrifiantes, environnement minéral, nourritures aseptisées, chimies toutes-puissantes, violence glacée, et l’homme contemporain n’est pas spécialement rassuré par ce « futur » qui a déjà commencé. Il pressent confusément que l’humanité, si elle veut vivre convenablement, devra parvenir à concilier son avancée technique irréversible avec un minimum d’accord avec la nature, pour reprendre les termes d’Horace. Mais nous ne sommes pas plus prêts à renoncer à notre société de consommation, fondée sur le déferlement du superflu, que les riches Romains ne l’étaient à restreindre le luxe de leurs somptueuses villas. Pas un lave-vaisselle ne manque dans nos maisons secondaires, où nous poursuivent désormais les « odieuses affaires », reliés que nous sommes au monde par les portables et Internet. Face à ces contradictions, nous préférons nous réfugier dans les symboles, comme les Romains sacrifiaient aux Lares domestiques en célébrant la vie de leurs ancêtres barbus. La référence à la nature devient même l’argument publicitaire des produits les moins nécessaires, déodorants, parfums ou autres crèmes de beauté ; et puis, à défaut de l’existence agreste qu’on ne peut ni ne veut plus mener, on consomme « bio ». L’apocope magique, dont on ne sait plus très bien si elle représente un nom, un adjectif ou un adverbe, a perdu son sens étymologique : ce n’est pas de la vie, c’est de la pure nature qu’on met dans son assiette…

 On retrouve cette même ambivalence dans notre rapport à la campagne. Sans doute une partie de la population y vit encore, par choix ou pour les raisons pécuniaires qu’indiquait déjà Juvénal, quitte à entretenir deux véhicules en aggravant la dégradation de l’environnement. Mais globalement, la population urbaine ne cesse de croître, les bureaux de poste ferment dans les villages, les médecins fuient les zones rurales et les agriculteurs constituent désormais une espèce en voie de disparition. Cela ne nous empêche pas d’aimer sincèrement la campagne et de regarder avec sympathie les quelques farfelus qui, au Larzac ou ailleurs, vont jusqu’au bout de nos velléités de retour à la nature. Nous louons même volontiers un gîte une semaine par an au Pays Basque ou en Auvergne, histoire de nous délasser des agitations de la ville en nous plongeant dans le terroir, comme on prend plaisir à visiter de temps en temps une vieille aïeule affectueuse et reposante, mais chez qui nous nous garderions bien de passer un jour de plus…

Ainsi les citadins, sensibles au discours écologique, rêvent-ils de nature, tandis que les ruraux de plus en plus rares, confrontés chaque jour à la rudesse de celle-ci, envient plutôt les distractions urbaines. Horace, qui n’est pas dupe de son penchant pour la vie rurale, lui qui a profité par le passé de tous les plaisirs de Rome, exprime très bien cela dans une épître adressée au régisseur de son domaine. « J’affirme que le bonheur est de vivre à la campagne, toi de vivre à la ville. (…)  C’est que chacun, explique-t-il, est prompt à désirer ce qu’il n’a pas. Toi le fermier tu souhaites la ville, les jeux et les bains publics.» Ce que le poète désormais apprécie au contraire c’est « un repas court, le sommeil sur l’herbe au bord du ruisseau »[11]. Ah ! Que la nature est belle quand on n’a pas à y verser sa sueur !

J.-P. P.


[1] Horace, Epîtres I 10, vers 12-14

[2] Virgile, Géorgiques II, vers 458 et sq. Ce passage commence par la fameuse exclamation : O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas ! O trop heureux les paysans, s’ils connaissaient leurs biens !

[3] Martial, Epigrammes, XII, 57 vers 4

[4] Juvénal, Satire III vers 232 et 235

[5] Ibidem vers 223-227

[6] Voir Juvénal Satire III vers 147 ; et Horace Epîtres I 14 vers 37-38

[7] Pline le Jeune, Lettres  I, 9

[8] Horace, Epîtres I, 14, vers 17

[9] Horace, Epîtres I, 10, vers 19

[10] Horace, Odes, II, 15

[11] Horace, Epîtres I, XIV, vers 10, 15 et 35

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