Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
Un récent sondage, publié fin octobre, témoignait de la perméabilité des Français à la théorie du « grand remplacement ». La question, qui reprenait les termes de Renaud Camus, l’initiateur de cette théorie, était formulée ainsi : certaines personnes parlent du grand remplacement : « les populations européennes, blanches et chrétiennes étant menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire. » Pensez-vous qu’un tel phénomène puisse se produire en France ? Comme dans bien des sondages, mais d’une manière particulièrement caricaturale, la réponse est ici suggérée dans la question, et l’on est surpris qu’une majorité de sondés s’y soient laissé prendre : la seule bonne nouvelle est que les 61% de Français qui y ont répondu positivement ont la lucidité de ne pas se croire irremplaçables… Plus sérieusement, ce sondage aux relents racistes et islamophobes renvoie indirectement, à travers l’angoisse identitaire sur laquelle il joue, à une question qui vaut mieux que lui : autour de quoi se crée une identité collective – ou, pour le formuler autrement, quels sont les éléments nécessaires à la cohésion de la cité ? Deux axes principaux peuvent être envisagés, que l’on retrouve dans deux textes grecs où les orateurs cherchent à démontrer la supériorité d’Athènes sur ses rivales.
Sans respecter la chronologie, nous citerons d’abord le Panégyrique d’Isocrate, publié en 380 av. J.-C. Pour l’orateur attique, le critère le plus indiscutable de la supériorité de sa cité est son ancienneté, qui va de pair avec la pureté de la race athénienne :
Il est reconnu que notre ville est la plus ancienne, la plus grande et la plus renommée du monde entier. (…) Si nous habitons cette terre, ce n’est pas que nous en ayons expulsé d’autres peuples, ni que nous l’ayons occupée quand elle était déserte, ni que nous formions un mélange de plusieurs races diverses ; mais telle est la noblesse et la pureté de notre origine que le sol où nous sommes nés est celui que nous n’avons jamais cessé de posséder, étant autochtones et pouvant donner à notre terre natale les mêmes noms qu’aux êtres qui nous sont les plus chers : seuls des Grecs, en effet, nous avons le droit de l’appeler à la fois nourrice, patrie, et mère.[1]
On pourra opposer à ce mythe d’une population autochtone au sang pur le peuplement de Rome, tel que le rapporte Tite-Live lorsqu’il évoque les origines de la ville : Romulus, en effet, pour remplir le grand espace de la nouvelle cité, crée un « Asyle » (lieu inviolable) ouvert à tous ceux qui ont de bonnes raisons de fuir leur territoire :
« Là, venant des peuples voisins, vint se réfugier toute une foule avide de changement, sans distinction d’hommes libres ou d’esclaves : c’est ce premier noyau qui fut à l’origine de la grandeur. »[2]
Le terme utilisé par Tite-Live pour désigner la foule des arrivants, turba, plutôt péjoratif d’ordinaire, souligne le caractère hétéroclite et mélangé du groupe.
Périclès, au contraire, selon Thucydide, pour expliquer la suprématie d’Athènes, met en avant non pas l’ancienneté de la cité, mais son régime politique actuel. Ce choix est d’autant plus remarquable qu’il fait cet éloge au cours d’un discours aux morts de la guerre (431 av. J.-C.) : omettant explicitement de s’attarder sur la mémoire collective, comme il est d’usage en de telles circonstances, l’orateur préfère insister sur l’apport de sa propre génération et les valeurs qui trouvent leur aboutissement dans la démocratie :
Par quelle conduite nous en sommes venus à cette situation, avec quel régime (politeia) et grâce à quelles pratiques elle a pris cette importance, voilà ce que je montrerai d’abord. (…) Nous avons un régime qui n’envie pas les lois des voisins : constituant nous-mêmes un modèle pour certains plutôt que cherchant à imiter les autres. Pour le nom, comme nous gouvernons non pas en vue du petit nombre mais de la majorité, on l’appelle démocratie ; d’après les lois, tous ont en effet un traitement égal dans les différends privés. (…) Et c’est la liberté qui régit notre vie commune de citoyen.[3]
Suit un long exposé des différentes qualités engendrées par ce régime et qui font de la cité athénienne « l’éducation » (paideusis) de la Grèce…
Deux points de vue, donc, l’un qui privilégie la diachronie et l’apport du passé (le discours d’Isocrate s’attarde aussi sur les guerres auxquelles Athènes a pris part), l’autre les avantages actuels de la cité et les bienfaits de ses lois… L’insistance sur la pureté de la race est associée évidemment par le lecteur moderne aux pages les plus noires de l’Histoire du XXe siècle. L’autochtonie, liée au mythe d’une population parfaitement homogène, constitue une conception simple, voire simpliste, de l’identité nationale. L’idée d’une origine ethnique commune charrie aussi implicitement avec elle une conception assez répandue : celle d’un tempérament immuable des peuples. On se représente ainsi volontiers les Romains de l’Antiquité comme un ensemble un peu raide de juristes et de militaires : et l’on a bien de la peine à retrouver dans l’Italien exubérant et fantaisiste que l’on croise en voyage – ou les personnages roublards et veules des Racconti Romani de Moravia – l’austérité d’un Caton ou la majesté d’un César, en oubliant qu’un peu de temps a passé… De fait, toute référence identitaire aux origines (nos ancêtres les Gaulois etc.) procède d’une reconstruction artificielle qui nie la complexité de l’Histoire avec ses mélanges inévitables de populations et de cultures… Dans son essai fort stimulant intitulé « Contre les Racines » Maurizio Bettini montre ainsi comment cette dernière métaphore, très fréquemment utilisée, aboutit à une sorte de vision déterministe de l’identité et peut être instrumentalisée au gré de ses utilisateurs – la recherche d’un passé « plus simple, plus pur, plus authentique » procédant par ailleurs d’une nostalgie chimérique d’un état qui n’a jamais existé[4].
Plus convaincante que l’argumentation d’Isocrate paraît la démarche de Périclès : il s’agit de promouvoir la cité non pas en se tournant vers son passé, mais en insistant sur les avantages d’un régime fondé sur l’égalité et la liberté, où chacun peut trouver sa place. L’identité n’est plus attachée au sang[5], mais à un système de valeurs partagées. De même dans le mythe de la fondation de Rome, cette population mêlée qui s’assemble est tout entière tournée vers l’avenir, avec le désir de construire quelque chose en commun. Et pour ce faire, raconte Plutarque, chacun jette dans la même fosse, outre les prémices de toutes les choses qui sont bonnes selon la coutume et nécessaires selon la nature, une poignée de terre qu’il avait apportée du pays d’où il était venu[6].
Revenons au sondage : la référence aux populations chrétiennes ne renvoie nullement à des valeurs – les régimes ou les partis qui invoquent « les racines chrétiennes de l’Europe[7] » ne sont pas précisément guidés par l’esprit évangélique – mais fonctionne plutôt comme un marqueur exclusif d’identité, associé de manière assez incongrue à la race blanche, face aux étrangers menaçants prêts à nous envahir depuis le continent africain. Dans un texte célèbre[8], le poète Constantin Cavafy nous montre toute une cité pétrifiée dans l’attente des barbares, et s’apprêtant à les recevoir. Mais à la fin de la journée, personne n’arrive, et l’on dit qu’il n’y a point de barbares. Le texte se termine ainsi :
Et maintenant, que deviendrons-nous sans barbares ? Ces gens-là, c’était quand même une solution.
On comprend alors que l’annonce de l’arrivée des envahisseurs n’était qu’une vaine rumeur, un fantasme qui arrangeait bien tous les dignitaires d’une cité à bout de souffle, incapable de donner un véritable sens à sa vie collective.
Le grand remplacement, ce n’est pas l’arrivée de populations extérieures qui l’opère, mais la marche même du temps : la révolution industrielle, le consumérisme individualiste généré par la publicité (religion des temps nouveaux), l’irruption de l’informatique dans notre quotidien ont bien plus bouleversé notre mode de vie et nos mentalités que la présence d’« étrangers » à nos côtés. Une identité collective, même si elle hérite d’un passé, n’est pas un bloc figé une fois pour toutes, mais un organisme vivant toujours en devenir, et qui se nourrit sans cesse d’apports extérieurs. Face aux défis qui nous attendent, et qui sont d’une tout autre nature, la prétendue menace d’une invasion africaine ne peut que faire diversion : la crainte de « ces gens-là », ce n’est pas une solution.
J-P P.
[1] Isocrate, Panégyrique, IV, § 23-25, trad. Louis Bodin
[2] Tite-Live, Histoire romaine, Livre I, VIII
[3] Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Livre II, XXXVI-XXXVII
[4] Contre les Racines, 2017 (éd. Flammarion). Les trois adjectifs cités évoquent, au chapitre 14, l’acharnement des mythologues allemands du XIXe à dégager la composante ethnique et culturelle la plus authentique de la Grèce, mais cet exemple vaut pour toutes les démarches similaires (M. Bettini fait par la suite référence aux thèses de la Ligue du Nord).
[5] Rappelons cependant que Périclès a durci les conditions de la citoyenneté athénienne en exigeant que les citoyens soient issus de deux parents Athéniens. Les deux orateurs par ailleurs vantent l’accueil qu’Athènes réserve aux étrangers qui s’y pressent.
[6] Plutarque, Vie de Romulus, cité par M. Bettini, op. cit. ch 20.
[7] Les rapports de l’Europe et du christianisme sont plus complexes qu’on le dit souvent, et c’est l’Église en tant qu’institution, plus que la religion qu’elle était censée incarner, qui a marqué notre histoire. La chrétienté, écrit l’historien Jean Delumeau « a été un projet ; un rêve qu’on a pris pour une réalité. » cf. Le Christianisme va-t-il mourir ? (éd Hachette, 1977)
[8] « En attendant les barbares » tiré de Poèmes (collection Poésie /Gallimard)