Grand écart – L’ancienne Corinthe et la précarité étudiante

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

« Entre étudier et manger il faut parfois choisir » : l’intitulé d’une émission récemment consacrée à « la précarité étudiante » se passe de commentaire[1]… Ces derniers mois les médias n’ont cessé de mettre en lumière les difficultés matérielles de cette catégorie sociale, en citant des chiffres effarants : 97% des étudiants seraient conduits à se restreindre sur la qualité et la quantité de nourriture[2]. D’après une enquête citée par Le Figaro, la moitié d’entre eux ne mangerait pas à sa faim[3]. L’Humanité du 3 novembre 2021, après avoir posé la question : « Jusqu’où laissera-t-on s’étendre la foule des étudiants qui vivent avec la faim ? » faisait remarquer : « l’image d’interminables queues devant une distribution alimentaire est, hélas, devenue habituelle », constatation reprise par Le Monde du 6 décembre 2022 : « Ils viennent grossir les rangs de distributions alimentaires où l’affluence bat de tristes records. » Face à cette situation le terme consacré de précarité résonne comme un euphémisme : c’est de misère étudiante qu’il faudrait parler.

On ne s’attend guère à voir un texte de l’Antiquité préfigurer ces tristes observations. Qu’on en juge pourtant :

Je ne suis plus retourné à Corinthe : il m’a fallu peu de temps en effet pour découvrir l’infamie des riches de là-bas et la misère des pauvres. Alors que la plupart  étaient au bain, au milieu du jour, je vis des jeunes gens diserts et de bonne figure se diriger non vers leurs demeures mais vers le Craneion[4], et en particulier à l’endroit où se tiennent habituellement les boulangères et les marchands de fruits. Et là, penchés vers le sol, l’un ramassait des gousses de lupin…

(suit une évocation de ces jeunes réduits à chercher par terre des coquilles de noix, à racler des écorces de grenade, à avaler avec avidité des morceaux de pain déjà piétinés !) Le texte continue ainsi :

Telle est l’entrée du Péloponnèse, la ville située entre deux mers, certes plaisante à voir et riche en voluptés, mais avec des habitants désagréables et pas du tout engageants. On dit pourtant qu’Aphrodite, au sortir de Cythère, embrassa l’Acrocorinthe. Sans doute n’est-elle restée divinité tutélaire de la ville que pour les femmes : celle des hommes, c’est la Faim[5].

Cette lettre fictive, rédigée par le rhéteur Alciphron, est censée évoquer la société grecque du IVe siècle av. J.-C. Une demi-douzaine de siècles sépare sa rédaction de l’époque à laquelle le texte fait référence : il s’agit donc moins d’un témoignage historique que d’un exercice littéraire, mais qui dénote, comme le reste de l’œuvre, une attention aux plus humbles assez rare dans l’Antiquité pour qu’on s’intéresse aussi à son contenu. On voit donc ici le contraste entre deux catégories de personnages. Les uns, de jeunes hommes, sont d’emblée présentés favorablement à travers deux épithètes mélioratives : la première (stômulous) suggère, par son étymologie où l’on retrouve la bouche, une grande facilité de parole ; la seconde (euphueis), assez vague mais très valorisante, renvoie à leurs heureuses dispositions et peut aussi bien recouvrir des qualités physiques qu’intellectuelles. (Notre lecteur n’a pas de peine à reconnaître, dans ces deux traits, le portrait-type d’un étudiant d’aujourd’hui …) Or ces pauvres affamés, pendant que la plupart des Corinthiens se prélassent aux thermes, sont réduits à explorer la fin du marché pour tenter de recueillir de misérables résidus de nourriture. La mention « penchés vers le sol » est révélatrice : depuis Platon cette posture est associée à l’animalité, au point de devenir un lieu commun dans la littérature antique[6] : la faim ravale donc au rang de bêtes ces jeunes favorisés par la nature. On peut penser au texte célèbre où La Bruyère évoque la condition des paysans de son temps :

L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes[7].

Le trajet du texte, qui va chez Alciphron de l’humanité à l’animalité, est inverse chez La Bruyère : les animaux, en se redressant, deviennent des hommes… Dans la lettre grecque, l’insistance première sur les qualités de ces jeunes a un but : susciter d’emblée la sympathie (et non la curiosité, comme chez l’auteur des Caractères). L’indignation du lecteur, en effet, sera d’autant plus grande qu’il pourra s’identifier aux personnages évoqués. On peut se demander si notre réaction face à la misère étudiante n’est pas dictée par le même processus : on fait plus volontiers l’aumône, on ouvre plus facilement la portière de sa voiture à quelqu’un qui nous ressemble, alors qu’une apparence trahissant la marginalité a moins de chances de nous émouvoir. Il en va de même pour la condition sociale : d’où le succès médiatique de la pauvreté étudiante, jugée implicitement plus scandaleuse que d’autres types de précarité…

L’autre catégorie de Corinthiens évoquée par le texte, ce sont les riches. Si les pauvres sont caractérisés par la « misère », les riches sont associés à un substantif très sévère (bdelurian), qu’on peut traduire par « infamie » mais dont l’adjectif puant, dans notre langue, rendrait mieux la connotation… Cette condamnation sans appel renvoie à deux caractères essentiels de  la cité : le géographe Strabon, dans la présentation qu’il en fait[8], les évoque en termes moins allusifs qu’Alciphron. Le premier est sa richesse, due à la position stratégique de ses deux ports permettant de taxer les navires qu’on traîne d’un bord à l’autre de son isthme. Le second, c’est sa réputation de ville des plaisirs, dominée par le temple d’Aphrodite, près duquel se prostituent plus de mille hiérodules, esclaves sacrées « vouées au culte de la déesse par des donateurs de l’un et l’autre sexe. C’est grâce à elles que la ville attirait les foules et s’enrichissait. » Strabon enchaîne en citant un proverbe grec, plus connu dans sa version latine inspirée d’Horace[9] : non licet omnibus adire Corinthum (il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe) – où la ville symbolise les plaisirs coûteux auxquels la réussite donne accès, mais qui sont loin d’être à la portée de tous.  

Le texte d’Alciphron reprend ces deux aspects, mais pour faire mieux ressortir leur caractère paradoxal : la ville opulente est aussi celle de l’extrême pauvreté ; la ville d’Aphrodite est peuplée d’habitants qualifiés d’anepaphroditous, (pas du tout engageants) : le préfixe négatif souligne combien ceux-ci dérogent au caractère gracieux et attirant de leur déesse tutélaire…

On voit ainsi s’exprimer, dans cette lettre débordante d’indignation, une sensibilité rarement présente dans les textes antiques : la dénonciation d’une société coupée en deux entre les riches et les pauvres. Cette dénonciation mêle inextricablement la dimension sociale et le jugement moral, sans revêtir pour autant un caractère politique. Il n’en va pas de même pour nous : face à la misère en général et la détresse du monde étudiant en particulier, notre réflexe n’est pas de nous interroger sur notre « infamie » ou les limites de notre sens du partage, mais de pointer du doigt la responsabilité de l’État et la politique du gouvernement. La Presse évoque ainsi le trop faible taux de boursiers qui ont droit au repas à 1€ par jour. Le Monde note que sont de plus en plus touchés « les étudiants issus de  la classe moyenne, seuls ou en colocation, dont les parents gagnent « trop » pour qu’ils soient éligibles aux bourses sur critères sociaux (...) ».

Le problème est national, mais c’est certainement à Paris, ville des plaisirs dispendieux, de l’extrême richesse et des loyers hors de prix, qu’il revêt la plus grande acuité. Alors oui, il est urgent de le traiter avant que naisse un nouveau proverbe : Non licet omnibus studere Lutetiae.

J.-P. P.

 


[1] France-Inter, Le téléphone sonne, lundi 12 décembre 2022.

[2] 28 Minutes du 17 décembre 2022.

[3] Le Figaro, 27 avril 2021, reprenant une enquête de l’association Co’p1.

[4] Il s’agit du gymnase de la ville.

[5] Alciphron, Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres, III, 24. On trouvera cette lettre dans sa version complète in  EXIT Exclus et marginaux en Grèce et à Rome, collection Signets, Les Belles-Lettres 2012.

[6] Cf. Platon, République. IX, 586, a ; Salluste, Catilina, I,1 ; Cicéron, De legibus, I, 9, 26 ; Ovide, Métamorphoses V, 84 etc.

[7] La Bruyère, Les Caractères, XI, 128.

[8] Strabon, Géographie, VIII, 6, 20.

[9] Horace, Épîtres, I, 17, v. 36 : « Non cuivis homini contingit adire Corinthum ». 

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