Grand Ecart - Martial et les haters

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

On les appelle les « haters ». La haine est leur métier, ou du moins leur passe-temps favori sur les réseaux sociaux. Voici la définition qu’en donne Wikipédia : « groupe de personnes qui, en raison d’un conflit d’opinions ou parce qu’ils détestent quelqu’un ou quelque chose, passe son temps à dénigrer une cible (…) » On peut regretter que cet anglicisme vienne s’ajouter à tous ceux qui peuplent déjà le langage informatique, mais il faut avouer qu’il n’a pas d’équivalent en français. Une interprétation optimiste de ce fait consisterait à supposer que, de même que la langue inuit ne sait pas désigner le chameau et que le mot neige est inconnu des Touaregs, le Français, d’un naturel débonnaire, ne peut concevoir qu’il existe des gens capables de détester leur prochain : mais un simple coup d’œil à notre histoire, ponctuée d’épisodes comme la Saint-Barthélemy, les guerres de Vendée ou l’affaire Dreyfus – sans parler de la chronique quotidienne des faits divers – vient hélas rapidement discréditer cette hypothèse… Il faut donc plutôt admettre qu’il existe des trous dans le système linguistique : de même le latin ne possède pas de nom d’agent correspondant à odium ou invidia

Un chiot te lèche la figure et les lèvres, Manneia.
Ça ne m’étonne pas : la merde plaît aux chiens.

Ce message n’est pas le post ravageur d’un adepte de Facebook ou Twitter, mais une épigramme du poète Martial[1], rédigée il y a deux mille ans. Le rapprochement entre les deux formes d’expression se justifie au moins sous deux aspects : comme les messages des haters, l’épigramme fonctionne avec des attaques personnelles qui frappent souvent par leur férocité. Telle femme se voit reprocher sa laideur : « Pourquoi je ne t’embrasse pas, Philenis ? Tu es chauve » (et ainsi de suite). Julius, rival du poète, se voit interpellé à l’aide du refrain anaphorique « il crève de jalousie » pour en arriver à cette conclusion : « Puisse-t-il crever, celui qui crève de jalousie ! » Une série d’éloges ironiques adressés à un certain Ponticus se termine ainsi : « Veux-tu que je te dise la vérité ? Tu es nul[2].» (etc. etc.)

La brièveté constitue l’autre point commun entre l’épigramme et le message numérique. Le terme épigramme renvoyait d’abord à une simple inscription sur une pierre, avant de désigner chez les Grecs un court poème puis de se spécialiser, chez les Latins, dans la veine satirique[3]. Martial a tout à fait conscience des vertus de la concision, et il lui arrive de railler ses confrères qui ennuient les lecteurs avec de longs récits épiques. Quant à la haine en ligne, elle n’a pas besoin de beaucoup de place pour s’exprimer : l’invective ou la menace se passent de longues argumentations. On sait que le tweet – un de ses véhicules privilégiés – est limité à 280 caractères, mais sa longueur moyenne est très nettement inférieure au maximum autorisé…

Bien entendu, il n’est pas difficile, malgré tout, de mettre en lumière ce qui distingue le poème satirique du message électronique. Parmi ces différences, une des plus importantes tient au caractère collectif de la haine sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas un hasard si le terme haters est quasiment toujours employé au pluriel : les agissements de ceux-ci ont quelque chose à voir avec une logique de meute (homo lupus homini) ou un rituel de lapidation, la responsabilité individuelle, d’ailleurs couverte par l’anonymat, se diluant dans l’irresponsabilité collective. Martial au contraire affirme avec force son individualité et assume ses écrits. Ceci débouche sur une autre différence : l’épigramme, très travaillée, et entièrement orientée vers sa pointe finale, possède une dimension esthétique indéniable. Disons sobrement que ce souci esthétique ne semble pas la préoccupation majeure des haters ou des trolls qui pourrissent les réseaux sociaux… Enfin, autre élément à prendre en compte, c’est souvent (mais pas toujours) une divergence d’ordre politique ou religieux qui déclenche l’avalanche de haine déversée sur la toile : en France, « l’affaire Mila » en fournit un exemple éloquent. Or la notion d’opinion est totalement absente chez Martial, qui s’en prend non aux idées, mais aux mœurs : la saleté, les tares physiques, l’avarice, l’envie, et surtout la sexualité – thème quasiment obsessionnel – sont ses cibles favorites. Le poète assigne en effet à son œuvre une visée purement satirique, tout en se défendant de vouloir blesser ceux qu’il raille : le champ lexical dont il use constamment pour désigner ses vers tourne autour du jeu (joci), de la plaisanterie, du badinage innocent[4] : « épargner les personnes, dénoncer les vices[5] », tel est, à l’en croire, le but de ses écrits. Faut-il ajouter foi à ces déclarations ? Sans doute existe-t-il une part de jeu dans ses moqueries, mais on a vu que certains sarcasmes allaient bien au-delà. (Et même s’il couvre ses cibles sous des pseudonymes, ceux-ci devaient être bien transparents pour la société romaine.) On connaît la chanson : le harceleur invoque d’innocentes plaisanteries et reproche à sa victime de manquer d’humour…

Le véritable enjeu du message haineux, c’est en effet le droit à la différence. Ainsi, sur les réseaux sociaux, les divergences d’opinions peuvent engendrer toutes sortes de harcèlements et d’intimidations, parfois savamment orchestrés par des manipulateurs patentés[6] (à ce jeu l’extrême-droite, dont l’éternel ressort est la haine, fait figure de spécialiste) – et l’injure sexiste, voire la menace physique, constituent des armes volontiers utilisées pour déstabiliser l’adversaire[7]. On sait aussi, hélas, que dans le milieu scolaire le phénomène traditionnel du souffre-douleur a trouvé avec l’informatique un nouveau moyen d’expression. Voici qui nous ramène à Martial, dont la dérision vise de préférence une population un peu marginalisée : fort avec les faibles, faible avec les forts, la cruauté de ses railleries vis-à-vis des plus vulnérables n’a d’égale que la servilité des flatteries dont il abreuve l’empereur (Domitien, puis Trajan). Voici que son ennemi Vacerra est jeté à la rue pour n’avoir pas payé son loyer : ce spectacle semble réjouir particulièrement le poète qui commence par ridiculiser les membres de la famille (l’épouse, la rouquine aux sept cheveux, la sœur énorme et la mère aux cheveux blancs) avant de faire une description satirique des misérables ustensiles emportés : « un grabat à trois pieds, une table bipède, une lampe, une tasse de corne, un pot de chambre ébréché qui pissait par le côté », et suggère finalement à son interlocuteur de loger sous un pont avec son cortège de maigres bagages[8]... On ne voit guère ici la trace d’une critique morale, mais bien plutôt l’effet d’une animosité personnelle qui tourne en dérision le désarroi matériel d’un pauvre hère… Quand on passe en revue les innombrables allusions sexuelles (d’une crudité qu’on taxerait aujourd’hui de pornographique) on n’a pas de peine à se faire une idée des codes de la société romaine en la matière : sont décriés en premier lieu les homosexuels passifs, ainsi que les pratiques jugées infamantes pour un homme libre, telles que la fellation ou le cunnilingus[9]. (Le rôle de « mignon » était en effet souvent réservé aux jeunes esclaves, pueri.) Martial, quant à lui, fait l’apologie de la sodomie, mais seulement avec le sexe masculin. Quant aux femmes, qu’il ne dédaigne pas par ailleurs, elles sont moquées dès qu’elles ne suscitent plus le désir, que ce soit à cause de leur âge, leur aspect physique, voire leur odeur[10] !

Le message haineux permet ainsi de définir les contours d’une société : les Épigrammes laissent entrevoir toute une population faite de parasites dont la grande affaire est de recevoir la sportule le matin et d’obtenir le soir une invitation à dîner ; de femmes faciles ou vénales, aux charmes douteux ; d’efféminés arrivistes ; de poètes médiocres et prétentieux ; de flatteurs besogneux qui espèrent capter les miettes d’un testament. On imagine facilement les rivalités et les sombres rancœurs qui traversent tout ce petit monde, assez comparable à la ménagerie évoquée par le Neveu de Rameau : « un tas de pauvres honteux, plats parasites à la tête desquels j’ai l’honneur d’être. (…) Des loups ne sont pas plus affamés ; des tigres ne sont pas plus cruels. » Quant à la haine en ligne, elle nous dit aussi quelque chose d’une société – la nôtre – qui ne sait plus rassembler autour d’un projet ou d’une espérance commune, et dont les forces centrifuges semblent désormais l’emporter. Les algorithmes utilisés par les réseaux sociaux favorisent cette fragmentation en petits groupes homogènes refermés sur eux-mêmes et qui, de moins en moins capables de supporter l’altérité, sombrent parfois dans une violence délétère :

Dis-moi qui tu hais, et je te dirai qui tu hantes…

J-P P.

 

[1]  Martial, Épigrammes, I, 84

[2] Pour ces trois extraits, voir II, 33 ; IX, 98 ; VII, 100.

[3] Voir, pour l’évolution de ce genre, l’Anthologie de l’épigramme (Poésie/Gallimard)

[4] cf.  I, 36 ; III, 99 ; VII, 12

[5] X, 33

[6] On peut revoir, sur cette question, l’excellent documentaire programmé sur Arte le 5 octobre 2021 : Propagande : les nouveaux manipulateurs.

[7] Patricia Campos Mello, journaliste brésilienne harcelée pour avoir révélé l’existence d’un « Cabinet de la haine » mis en place par Bolsonaro, faisait remarquer dans l’émission citée plus haut qu’avec les femmes le harcèlement finit toujours par « tu es laide, tu es vieille, tu es grosse » : on retrouve là un thème récurrent des Épigrammes. Se reporter aussi, pour le sexisme, aux deux édifiants témoignages recueillis dans l’émission de France Culture Les pieds sur terre du 12 janvier 2021, consacrée à la haine en ligne.

[8] XII, 32

[9] Pour la manière dont la société romaine percevait cette pratique se reporter, sur La vie des Classiques, à la chronique Priape & Vénus du 20 septembre 2021.

[10]Par exemple : VII, 75 ; III, 8 ; VI, 93.

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