Grand écart – Mélos, Aristophane et Domenico Modugno

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Dans sa réflexion sur les noms de pays, Proust oppose les mots, qui « nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles » aux noms, qui « nous présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément (...) ». Cette rêverie sur les noms de lieux mêle à la fois le pouvoir évocateur de leur sonorité et ce que le narrateur sait déjà de la ville à laquelle ils sont attachés : celui-ci illustre son propos en prenant successivement les exemples de Parme, Florence et Balbec…

On pourrait poursuivre ce jeu avec des toponymes grecs : je dis Milo – et aussitôt les deux syllabes de ce nom, dans leur rondeur voluptueuse, suscitent l’image d’une gracieuse statue, découverte en 1820 par un paysan et parvenue en France dans des conditions plutôt louches, avant de faire la fortune du Musée du Louvre… Changeons une ou deux lettres : je dis Mélos – et la sifflante finale, dans sa pointe acérée, s’associe chez les connaisseurs de l’Histoire antique à l’un des épisode les plus cruels de la Guerre du Péloponnèse (sans parler du mauvais jeu de mots que rend possible la langue française). D’un côté Vénus, la grâce et la séduction, de l’autre Mars, la violence et le carnage. Ces deux images sont tellement antithétiques qu’on a peine à croire qu’il s’agit de la même île cycladique, Milos, dont les touristes peuvent aujourd’hui apprécier la magnifique baie d’Adamas, les grandes plages désertes de son versant méridional, et bien d’autres curiosités liées à la nature volcanique de son sol.

Mélos, donc. Thucydide nous narre le conflit qui opposa l’île aux Athéniens, alors en pleine expansion impérialiste, et connaîtra un implacable dénouement : « les Méliens furent contraints de se livrer à la merci des Athéniens, qui massacrèrent les adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l’île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons[1]. » Mais, plus encore que par les combats auxquels il donna lieu, cet épisode de la guerre du Péloponnèse est célèbre pour la discussion préalable entre les diplomates des deux cités, appelée communément dialogue mélien : ce passage, bien plus développé dans son récit que les opérations militaires, est l’occasion pour l’historien de présenter toute une réflexion sur la marche du monde. Face aux Méliens qui souhaitent rester neutres dans le conflit entre Athènes et Sparte (leur allié traditionnel), les Athéniens n’acceptent pas cette indépendance – la considérant même pire qu’une hostilité déclarée – et somment les insulaires de passer sous leur coupe, en invoquant cyniquement leur écrasante supériorité militaire. « Nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder[2]» Cette thèse générale semble faire écho à la conclusion de la fable d’Ésope Le loup et l’agneau : « le récit montre que, face à ceux qui ont l’intention de commettre l’injustice, même une défense juste ne peut rien. » – et préfigure les propos de Calliclès dans le Gorgias, d’après lesquels la loi naturelle se réduit à un pur rapport de force.

Les Méliens, même s’ils protestent pour la forme, sont donc contraints de renoncer à l’argument moral et la discussion se poursuit au nom de « l’intérêt » des deux parties. Les diplomates athéniens disent vouloir le salut de Mélos en invoquant cette notion, mais il s’agit d’un pur chantage : « nous voulons établir notre domination sur vous sans qu’il nous en coûte et dans notre intérêt commun assurer votre salut. » Face à cela leurs adversaires invoquent tour à tour, sans convaincre, le risque pour les Athéniens de voir basculer toutes les cités neutres dans le camp hostile à Athènes, quand elles verront le sort réservé aux Méliens, ou les hasards de la guerre qui ménagent parfois plus de surprises que ne le laisserait supposer le rapport de force. Mais leur principal mobile reste leur attachement à la liberté, et les Athéniens, au nom du pragmatisme, tournent en dérision ce souci de l’honneur  – mot qui selon eux a précipité beaucoup de gens dans des maux sans remèdes[3]...

Nous ne manquons pas aujourd’hui de guerres caractérisées par l’inégalité des forces en présence, à commencer par les deux qui sont le plus médiatisées : les conflits russo-ukrainien et israélo-palestinien – et nous n’avons pas de peine à appliquer les arguments des Méliens aux belligérants contemporains : ainsi l’agression des Russes a-t-elle eu pour résultat de faire entrer la Suède et la Finlande dans l’OTAN, mettant fin à leur neutralité. De même l’attaque meurtrière du 7 octobre a mis en lumière un excès de confiance du gouvernement israélien. Cependant le cynisme froid des Athéniens, cette ultima ratio[4] sans complexe attachée à la supériorité militaire présente quelque chose de singulier dans le monde moderne. On constate en effet que les puissances les moins scrupuleuses éprouvent le besoin de justifier leur recours à la force. Les prétextes idéologiques ont longtemps servi, en bafouant la substance même des valeurs invoquées : diffusion de l’Évangile par les conquistadors, de la Liberté par Napoléon, des bienfaits de la « civilisation » à la période coloniale etc. Aujourd’hui on recourt plus volontiers à des arguments historiques, au détriment du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : Poutine évoque les liens traditionnels qui rattachent l’Ukraine à la Russie, les colons israéliens argumentent leur extension territoriale en arrêtant l’Histoire il y a vingt-cinq siècles… Or ce qui frappe au contraire dans le dialogue mélien c’est que les Athéniens ne s’embarrassent pas de la moindre justification (par exemple les valeurs démocratiques qu’ils représentent face au régime lacédémonien). Comme chez Machiavel, cette amoralité totalement assumée, dégagée de tout faux-semblant, est bien ce qui nous fascine dans leur discours…

Thucydide, comme on l’a dit, expédie beaucoup plus rapidement le récit des opérations militaires, mais on peut deviner que le siège de Milos – auquel mit fin une trahison en 415 av. J-C. – fut atroce. Les Méliens réussirent une ou deux sorties pour récupérer des vivres, mais la faim dont ils eurent à souffrir passa en proverbe chez les Grecs : ainsi, dans la comédie d’Aristophane Les Oiseaux qui évoque, deux ans plus tard, la fondation d’une cité aérienne ayant pour but d’échapper aux maux de ce monde, un personnage menace de faire périr les dieux d’une « faim mélienne[5] ». Ce conflit possible entre les dieux et les oiseaux pour la maîtrise du ciel parle d’autant plus à l’auditoire que la guerre représentait, pour les contemporains d’Aristophane, une réalité quotidienne. Et nombre d’œuvres de l’auteur comique sont résolument pacifistes. Dans La Paix (présentée en 421) il montre des paysans s’unissant pour délivrer cette allégorie de la caverne où elle a été enfermée. Dix ans plus tard, dans Lysistrata, il imagine les femmes entreprenant une grève du sexe pour contraindre les hommes à abandonner le combat.

Nous ne sommes pas en guerre, mais cette perspective, impensable il y a seulement une décennie, s’est rapprochée de nous. Le « réarmement » est dans l’air du temps, mis à différentes sauces métaphoriques, mais pris aussi dans son sens littéral, et les marchands de canons ne savent plus où donner de la tête. Les images de quartiers urbains réduits en miettes sont devenues notre pain quotidien, sans parler des conflits qui sont ignorés des médias. Alors oui, quand au massacre de civils sans défense répond l’horreur d’un peuple déplacé et affamé, quand, un peu partout dans le monde, ce sont toujours les plus vulnérables les premières victimes des violences, quand, cette fois au milieu de nous, la bêtise et la haine semblent l’emporter, il nous prend envie, comme aux personnages des Oiseaux, de nous voir pousser des ailes pour gagner de la hauteur et nous soustraire à la folie des hommes… Mais plus que l’utopie burlesque de Coucouville-les-Nuées, dont on peut pressentir qu’elle retombera dans les maux qu’elle a fuis[6], plus que l’Azur du bien nommé Mallarmé, dont la sereine ironie dit assez le caractère inaccessible, en ce printemps 2024, c’est le succès populaire de Domenico Modugno qui nous vient à l’esprit :

Volare, oh oh oh oh ! / Cantare oh oh oh oh ! / Nel blu dipinto di blu / Felice di stare lassù / E volavo volavo felice più in alto del sole / Ed encora più su / Mentre il mondo pian piano spariva lontano laggiù…

Voler / Chanter / Dans le bleu peint en bleu / Heureux d’être là-haut / Et je volais je volais heureux plus haut que le soleil / Et encore plus haut / Tandis que le monde peu à peu s’effaçait au loin là-bas...

Dans les couplets suivants, ce bleu céleste où rêve de se perdre le chanteur est identifié aux yeux de l’aimée : oublier Mélos, retrouver Milo...

J-P P.

 

[1] Thucydide, Livre V, 116

[2] Livre V, 89. Cette tendance  universelle à la domination, résultat « d’une nécessité de la nature » est rappelée avec quelque solennité un peu plus loin (V, 105) et attribuée aussi bien aux hommes qu’aux dieux : « ce n’est pas nous qui avons établi cette loi,  et nous ne sommes pas les premiers à l’appliquer : nous l’avons trouvée déjà en vigueur et la laisserons en héritage pour toujours... »

[3] Pour cet échange d’arguments : cf. livre V, 91 et 111 pour les Athéniens, 98 et 102 pour les Méliens.

[4] Ultima ratio regum : cet « ultime argument des rois» était la devise, empruntée à Richelieu, que Louis XIV fit graver sur ses canons.

[5] Aristophane, Les Oiseaux v. 187

[6] Voir à ce sujet l’étude de Cécile Corbel-Morana, L’imaginaire utopique dans la Comédie ancienne, entre eutopie et dystopie (l’exemple des Oiseaux d’Aristophane), revue Kentron, consultable en ligne.

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