Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
Aux Tyndarides hospitaliers, à Hélène aux belles boucles, je demande d’accompagner ce chant qui célèbre l’illustre Agrigente, en dirigeant mon hymne à la victoire olympique de Théron et à la gloire de ses infatigables chevaux. Aussi bien une Muse m’assiste, dans ce tour nouveau que j’ai découvert, pour conformer au pas dorien ma voix pleine d’allégresse[1].
Cet extrait de Pindare nous paraît bien lointain, et peu lisible pour un lecteur moderne. Il évoque pourtant une institution que notre monde a remise en honneur : les Jeux Olympiques. En l’occurrence, cette ode est adressée à Théron d’Agrigente, vainqueur à la course de chars en 476 av. J.-C. Les Olympiques de Pindare, par leur registre et la langue que le poète a forgée, nous rappellent le caractère sacré de cette institution. Associée à la cité qu’il représente, la célébration du vainqueur – parfois un Prince, comme ici à Agrigente, ou bien un citoyen d’une noble famille – est l’occasion de relier son ascendance aux grandes fables mythologiques, ce qui renforce encore son prestige. Pour donner à cet éloge plus d’éclat, Pindare invente une poésie nouvelle, lyrique, raffinée et savante, à la hauteur de son sujet. Les Jeux Olympiques s’inscrivaient en effet dans un cadre religieux : la première journée de la semaine qui leur était dévolue était réservée aux sacrifices et à la prestation d’un serment particulièrement solennel ; au milieu des jeux, une autre pause sacrée interrompait les compétitions ; enfin la dernière journée voyait les vainqueurs récompensés par une couronne tressée des feuilles de l’olivier que, toujours selon Pindare, Héraclès avait rapporté du pays des Hyperboréens – autant dire le bout du monde… Selon le poète, le prestigieux héros assiste d’ailleurs à la fête. Parmi les institutions qui donnaient aux Grecs, malgré leur éclatement politique, le sentiment de faire partie d’un même monde, les Jeux Olympiques tenaient une des premières places, avec l’oracle de Delphes ; une trêve sacrée, suspendant les éventuels conflits entre les différentes cités, était instaurée pour permettre leur déroulement.
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Il est tentant d’opposer aujourd’hui la pureté supposée des jeux antiques à la grande foire que sont devenus nos moderne J.O., où l’on cherche en vain, derrière le faste d’un cérémonial dispendieux, quelque trace de sacré. L’institution remise en honneur par Pierre de Coubertin n’a pas échappé aux arrière-pensées des dirigeants nationaux : ainsi Hitler voulut-il faire des Jeux, en 1936, une vitrine du National-Socialisme. Malheureusement pour lui, ce ne fut pas un grand aryen blond, mais un sprinter noir, Jesse Owens, qui en remportant quatre médailles d’or devint la vedette de Berlin. Les compétitions olympiques modernes ne constituent plus un sanctuaire à l’abri des conflits politiques : aux J.O. de Mexico, en 1968, le poing levé de Tommie Smith et John Carlos, protestant contre la ségrégation raciale, fit scandale et leur valut d’être radiés à vie de cette institution. De façon beaucoup plus tragique, l’attaque d’un commando palestinien à Munich, en 1972, se solda par dix-sept morts. En 1980 Les États-Unis et l’Angleterre boycottèrent les Jeux de Moscou pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan, ce à quoi la Russie répondit quatre ans plus tard en boycottant à son tour les jeux de Los Angeles ; cette année le C.I.O., après bien des hésitations, a autorisé à concourir les athlètes russes ou biélorusses qui avaient gardé une neutralité vis-a-vis de la guerre en Ukraine...
L’argent, dopé par les recettes publicitaires de la télévision, tient désormais une place prépondérante : on en oublierait presque que, conformément au vœu du baron Pierre de Coubertin, seuls les sports réputés « amateurs » étaient admis aux épreuves des Jeux, jusqu’aux années 80. Si on renonça finalement à cette disposition, c’est que la notion d’amateurisme devenait de plus en plus hypocrite pour des sportifs de haut niveau sponsorisés et rétribués à la mesure de leurs performances. Quant à la désignation des villes organisatrices par le C.I.O., on sait qu’elle fait l’objet d’un jeu de tractations et de pressions complexe, d’où tout soupçon de corruption est loin d’être absent. Et pourtant il n’est pas sûr que les pays qui conjuguent tant d’efforts pour obtenir cet honneur en tirent réellement profit, tant il pèse sur leurs finances. Les Mexicains ont mis des lustres à rembourser les traites contractées en 1968 ; et les Jeux d’Athènes en 2004 n’ont fait que contribuer à la ruine de la Grèce… Bref le pandémonium des J.O. contemporains nous mène assez loin de l’olivier sacré d’Héraclès et des préceptes idéalistes de Pierre de Coubertin, qui voyait dans une lutte désintéressée le principe même de l’olympisme.
Mais cet esprit olympique a-t-il jamais eu la réalité qu’on lui prête ? Les Odes de Pindare, poésie de célébration, habillent les vainqueurs d’une lumière divine. Et Coubertin, à l’aube du XXe siècle, a plaqué un grand rêve personnel sur l’antique institution. Ainsi les athlètes ne disputaient-ils pas les différentes épreuves, à Olympie, seulement pour l’honneur de participer : c’était, dans la tradition homérique, la gloire attachée à la victoire qui était recherchée, et elle rapportait honneurs et richesses. L’accueil que réservaient en effet les cités à leurs champions victorieux n’avait rien à envier à notre descente des Champs-Élysées, et il s’accompagnait souvent d’importantes récompenses[2]. Certains athlètes devinrent même de véritables légendes, à qui l’on dressait des statues, comme Milon de Crotone ou Théagène (ou Théogenès) de Thasos. Celui-ci s’illustra au pugilat et au pancrace à partir de 580 av. J.-C, et remporta aussi le dolichos, la plus longue course de fond de l’Antiquité. Une carrière de plus de vingt ans lui permit d’accumuler les victoires ; objet d’un culte après sa mort on lui prêta alors des pouvoirs de guérisseur. Il arrivait aussi qu’un athlète se laisse séduire par l’attrait d’une autre cité, comme on voit aujourd’hui des Africains concourir pour le Qatar ou tel pays européen : Pausanias fait ainsi état d’un champion olympique de Crotone, nommé Astylos, qui se mit à défendre les couleurs de Syracuse, au grand dam de ses compatriotes : ceux-ci confisquèrent sa maison pour la transformer en prison publique.[3]
Le prestige des Jeux fut dès l’Antiquité capté et utilisé par les monarques, qui ne dédaignaient pas d’y participer. Philippe de Macédoine fit ainsi frapper une monnaie commémorant sa victoire à la course de chars. Plus tard Néron vint à Olympie, pour y remporter de complaisantes couronnes… Différents témoignages laissent à penser que la trêve sacrée ne fut pas toujours respectée. Enfin, la corruption n’a pas toujours épargné les jeux antiques. À Olympie on érigeait des statues en bronze de Zeus avec les amendes infligées pour ce délit[4]. Et plusieurs cas sont attestés de concurrents achetés pour céder la victoire, dès 388 av. J-C. Philostrate écrit, huit siècles après Pindare, dans son traité sur La Gymnastique : « Les athlètes commencent à enfreindre les lois pour de l’argent, à vendre et à acheter les victoires; en effet, les uns vendent leur propre gloire, parce qu’ils ont, je pense, beaucoup de besoins ; les autres achètent une victoire qui ne demande pas de peine, parce qu’ils vivent dans la mollesse[5]. » L’historien semble dire d’abord que l’olivier sacré protège encore les Éléens (entendez le sanctuaire olympique) de ces pratiques, mais il se montre ensuite plus dubitatif, et met en cause aussi bien les gymnastes que les athlètes. La gymnastique dont il est question ici n’est pas la discipline moderne que nous connaissons, mais l’art de préparer les athlètes : ceux-ci étaient alors, en effet, très entourés, comme ceux d’aujourd’hui. On veille sur leur régime alimentaire (fortement carné, en particulier pour les lutteurs), on leur recommande l’abstinence sexuelle, et ils sont soumis à de sévères programmes d’entraînement. Dans ce rôle, Philostrate distingue soigneusement le gymnaste du pédotribe : celui-ci a des compétences plus techniques en rapport avec une discipline donnée, et correspond à peu près à nos modernes entraîneurs ; quant au gymnaste, il s’agit d’une sorte de préparateur physique aux compétences élargies, qui fait penser à ce qu’on nomme un coach, en français contemporain, voire un « agent ». Il exerce sur l’athlète une influence et une autorité dont l’auteur dénonce les excès, quand il ne remet en cause carrément son honnêteté. Ainsi Philostrate rapporte-t-il qu’un athlète nommé Gérène, qui avait trop fêté sa victoire à Olympie par des excès de nourriture et de boisson, fut soumis ensuite à un tel traitement par son gymnaste qu’il n’y survécut point… Le goût du lucre passe souvent avant le sport : « Que ne pourrait-il donc pas advenir en Ionie et à Olympie, à la honte du siècle? Je n’omets ni les gymnastes ni les athlètes pour une telle corruption : les gymnastes arrivent aux exercices avec de l’argent, et prêtent aux athlètes à des intérêts plus forts que les marchands qui traversent la mer. Ils ne se soucient nullement de la gloire des athlètes, mais deviennent leurs conseillers pour la vente et pour l’achat, ne visant que leur propre profit[6]. »
Les athlètes des Jeux ne sont pas des dieux ; et ceux qui les entourent ne sont pas des anges. Mais le temps d’une épreuve, comme un rêve ancien, s’imposent aux yeux du spectateur la beauté de la lutte, l’effort partagé, la joie du vainqueur et l’abnégation du vaincu qui vient se jeter dans ses bras. Alors on oublie tout le reste : les comités suspects, l’argent bien ou mal dépensé, les arrière-pensées politiques, et l’on peut reprendre à son compte ces lignes qu’Isocrate écrivit à l’occasion de la 100e Olympiade (en 380 av. J.-C) :
Il est donné aux uns d’exposer leur réussite et aux autres de les regarder concourir entre eux. Aucune des deux catégories ne trouve le temps long ! Chacune a de quoi flatter son amour-propre, ceux-ci en voyant les efforts que fournissent les athlètes à cause d’eux, et ceux-là en songeant que tout ce peuple est venu pour les contempler[7].
J-P P.
[1] Pindare, Olympique III, strophe 1.
[2] À Athènes par exemple Solon limita à 500 drachmes la rétribution allouée aux vainqueurs, qui avaient en outre le droit d’être nourris à vie au Prytanée.
[3] Pausanias Description de la Grèce, Livre VI, chapitre 13, 1.
[4] Cf. sur France Culture Le Cours de l’Histoire du 20 mai 2024, Athlètes sur piédestal, une histoire sportive 1/3, avec Jean-Manuel Roubineau et Flavien Villard.
[5] Philostrate, De la Gymnastique, 45. On a retrouvé récemment sur un papyrus égyptien un contrat de corruption, rédigé en bonne et due forme, concernant une épreuve de pugilat du IIIᵉ siècle ap. J-C.
[6] Philostrate, De la Gymnastique, 45.
[7] Isocrate, Panégyrique, IV 44.