Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
En réaction aux nombreuses prises de parole consécutives à l'affaire Weinstein, une centaine de femmes signaient, dans Le Monde du 9 janvier dernier, une tribune qui n'a pas manqué de susciter la polémique. Craignant le retour d'un « puritanisme » qui prétend protéger les femmes « pour mieux les enchaîner dans un statut d'éternelles victimes », elles déclaraient : « Nous pensons que la liberté de dire non à une proposition sexuelle ne va pas sans la liberté d'importuner. Et nous considérons qu'il faut savoir répondre à cette liberté d'importuner autrement qu'en s'enfermant dans le rôle de proie. »
Il se trouve qu'un genre littéraire latin fait justement la part belle à cette liberté d'importuner : c'est l'élégie romaine, qui s'épanouit au 1er siècle av. J.-C. Nous ne possédons malheureusement, dans ce corpus, guère de paroles de femmes, les textes des rares poétesses mentionnées dans les cercles littéraires n'ayant pas été conservés[1]. Il faut donc se limiter au point de vue des hommes : voici, sur ce thème, le début d'un poème de Properce :
Il faut d'abord se plaindre de beaucoup d'offenses de sa maîtresse, demander souvent quelque chose, et souvent se faire repousser, souvent ronger de ses dents des ongles innocents, et de colère faire résonner le sol d'un pied incertain[2].
L'insistance, au risque de l'importunité, est donc ici considérée comme une sorte de loi générale de la conduite des amants... Cette idée est très répandue chez les poètes latins : ainsi dans son Art d'aimer, Ovide donne aux hommes ce conseil :
Si elle n'est pas assez caressante, et n’accueille pas avec bienveillance ton amour, supporte tout et tiens bon : par la suite elle s'adoucira[3].
Cette stratégie renvoie à toute une image de la femme, être capricieux, imprévisible et versatile par excellence, « varium et mutabile semper femina », selon la formule que Mercure utilise, dans l'Énéide, pour décider Énée à quitter Didon. On ne perd donc rien à attendre, en faisant le siège de la femme désirée, qui finira bien par changer d'avis... Un motif récurrent incarne cette patience de l'amoureux transi, c'est l'attente nocturne à la porte de la belle. Ce topos, qui tient de la Grèce, son pays d'origine, son nom de paraclausithyron, se retrouve dans quelques comédies latines et, sous une forme plus ou moins développée, chez tous les poètes élégiaques. La porte incarne l'obstacle sur lequel vient se briser le désir de l'amant (souvent éméché), d'où l'usage abondant de synecdoques soulignant la matérialité de cette barrière infranchissable : les montants arrosés de larmes, les gonds cruels, le dur verrou, le seuil insensible, rien n'est épargné au lecteur. On l'a compris, dans ce type de textes, la porte devient le substitut de la maîtresse qui se refuse, et reçoit à ce titre les qualificatifs qui lui sont destinés. Ovide, au terme d'un poème qui ne fait pas moins de soixante-quinze vers, maudit porte et portier ; Tibulle souhaite que la foudre anéantisse l'obstacle qui le sépare de celle qu'il désire ; Horace se dépeint, couché sur le seuil, exposé à toutes les intempéries, pour essayer de fléchir une femme qui ne veut pas de lui[4]. On notera au passage que ce motif est en parfaite congruence avec la définition que le dictionnaire Robert donne du verbe importuner : « ennuyer, fatiguer par ses assiduités ; gêner par une présence ou un comportement hors de propos. »
Un autre élément ne manque pas de frapper à la lecture de ces textes : c'est que le poète semble considérer comme un dû une réponse favorable à ses avances... Si l'on peut comprendre cette attitude, par ailleurs peu défendable, dans le cas de liaisons orageuses, comme celles qui unissent Catulle à Lesbie, Properce à Cynthie, et dans une moindre mesure Tibulle à Délie, elle semble beaucoup plus étonnante lorsqu'il s'agit d'une première approche : ainsi dans le texte de Properce cité plus haut, qui évoque les débuts d'une conquête amoureuse, le poète qualifie de delicta (littéralement, fautes, rendu par offenses dans la traduction) les refus opposés à ses sollicitations, alors que les ongles qu'il se ronge de dépit sont eux qualifiés d'innocents : « immeritos ». C'est ainsi que souvent la patience laisse place à la colère : les protestations se changent en invectives, les menaces succèdent aux supplications. Horace fait remarquer à la belle insensible qu'elle n'a rien d'une Pénélope. Ovide, lui, menace d'incendier la maison !
D'un côté, une tribune de presse qui évoque les mœurs de notre époque, de l'autre un genre poétique de l'Antiquité, qui relève pour la plus grande part d'un jeu purement littéraire, et dans lequel il est hasardeux de chercher le reflet d'une réalité historique. (Inutile de dire qu'il est fort peu probable qu'aucun de ces poètes éconduits ait jamais passé une nuit couché sur le seuil de sa belle...) Quel intérêt cette confrontation peut-elle présenter ? Elle permet, à notre sens, de faire avancer la réflexion sur deux points. Le premier est le statut des deux sexes en quête d'aventure amoureuse. Il est frappant de voir que dans l'élégie latine c'est le poète larmoyant qui se pose en victime de la cruauté de la femme : voici de quoi faire plaisir aux signataires de la tribune. Ovide, dans le long poème des Amours déjà cité, multiplie les allusions au gardien chargé de chaînes, et finit par traiter la porte elle-même d'esclave ; mais le lecteur a tôt fait de comprendre de quel côté se situe la véritable servitude... Ainsi l'élégie nous présente-t-elle un modèle culturel où la femme, loin d'être proie ou victime, est considérée comme domina, mot qui correspond, comme on le sait, à l'ambivalence sémantique du français maîtresse. Est-il besoin de rappeler que, dans la tradition occidentale, l'amour courtois, qui transpose entre l'homme et la femme les codes de la vassalité, puis les salons précieux, accentueront ce modèle ayant pour effet de contrebalancer le rapport de force naturel ?
L'autre point concerne la question du consentement. Les rédactrices de la tribune du Monde entendaient préserver une certaine spontanéité dans les sollicitations masculines, fussent-elles « une drague maladroite ». Mais le choix du verbe importuner, même en faisant la part de la provocation, laisse perplexe, et semble en contradiction avec le refus du statut de victime. Car on subit toujours l'importunité, qui ignore, ou feint d'ignorer, ce que peut ressentir l'autre. Écoutons encore à ce sujet Ovide, dans un passage de L'Art d'aimer où il évoque justement l'amator exclusus :
Lorsqu'elle te voudra, tu viendras, lorsqu'elle t'évitera, tu t'en iras ;
Un homme bien élevé ne doit pas être importun[5].
A l'importunité on préférera la séduction, art qu'Ovide a mis au centre de son traité : celle-ci peut être réciproque, et surtout elle s'attache à gagner l'autre en étant plus attentive à ses réactions, sans se contenter de miser sur un changement d'humeur. Bien sûr la séduction peut, elle aussi, s'avérer trompeuse : lorsqu’il en est maître une fois, Don Juan abandonne cyniquement ses conquêtes et les Tartuffe de tout bord, la porte refermée, troquent à l'occasion leurs airs doucereux et leurs discours dévots contre la violence la plus abjecte qui soit – comme nous le rappelle l'actualité judiciaire. Mais il arrive aussi que le désir se laisse prendre à ses propres ruses et, à force d'attentions, ne voie plus en l'autre un corps à jeter après usage, ni même un simple partenaire sexuel, mais une personne qui, par-delà l'embrasement des sens, suscite une flamme plus durable, capable d'illuminer l'existence en lui donnant une nouvelle intensité... Cela a un très beau nom. Cela s'appelle l'amour.
J-P. P.
[1] A l’exception de quelques pièces de Sulpicia, qui appartient au même cercle que Tibulle
[2] Properce, Élégies, II, 4 vers 1 à 4
[3] Ovide, L'Art d'aimer, livre II, vers 177-178
[4] Respectivement Ovide, Amours, I,6 ; Tibulle, Élégies, I, 2 ; Horace, Odes III, 10
[5] L’Art d’aimer II, 529-530, traduction due à H Bornecque & P. Heuzé, éd. Les Belles Lettres Hatier, 2009. Le vers latin est : Dedecet ingenuos taedia ferre sui (littéralement, il ne convient pas à des hommes bien nés de provoquer de la répugnance à leur égard)