Grand Ecart - Verginia et les prédateurs sexuels

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Longtemps réservé aux violeurs assassins, le terme de prédateur sexuel a vu dernièrement son champ s’élargir pour englober des stratégies plus insidieuses, qui brouillent les frontières du droit et de la notion de consentement. Les déclarations d’Adèle Haenel, et surtout le rigoureux témoignage de Vanessa Springora[1] ont permis d’éclairer un peu plus ces techniques de prédation.

Un épisode rapporté par Tite-Live, moins connu que celui du viol de Lucrèce, un de ces récits pleins de bruit et de fureur dont l’histoire romaine a le secret, nous montre que le sujet n’est, hélas, pas nouveau. Nous sommes en 449 av. J-C. Les décemvirs au pouvoir, chargés de proposer des lois pour apaiser les différends entre la Plèbe et le Sénat, finissent par se comporter en véritables tyrans. Ils se rendent même coupables, nous dit Tite-Live, de deux crimes abominables. Le premier, l’assassinat d’un opposant, est rapporté en une dizaine de lignes. Le second fait l’objet d’un développement dramatique beaucoup plus long, où les destins individuels se mêlent étroitement aux conflits internes de la cité. Un des décemvirs, Appius Claudius, égaré par la passion, jette son dévolu sur une jeune plébéienne[2], Verginia, déjà promise par ailleurs à un autre homme. Pour se l’approprier, il trouve un subterfuge : un de ses clients (qui n’a donc rien à lui refuser) la revendique comme esclave, en prétendant qu’elle a été transférée en cachette chez Verginius pour lui être présentée comme sa fille. C’est l’auteur même de la ruse, Appius Claudius, qui est chargé de juger cette affaire. L’indignation populaire et l’intervention du fiancé permettent de retarder d’un jour l’échéance. Verginius, qui était à l’armée, revient ainsi à temps pour ameuter la foule et assister à la sentence. Comme il était prévisible, Appius Claudius se prononce pour l’esclavage : les hommes du décemvir s’emparent de Verginia. Le père bafoué réussit alors à s’approcher de sa fille sous un prétexte (vérifier l’histoire de sa naissance) et lui plonge un couteau dans le cœur, « seul moyen de préserver sa liberté[3]. » L’émotion que suscitera cette affaire conduira à l’occupation de l’Aventin par les soldats, puis du Mont Sacré par la Plèbe, et les décemvirs seront contraints de démissionner. Appius Claudius, se retrouvant sur le banc des accusés, préférera se suicider pour échapper au jugement.

Entre les deux histoires de prédation, celle de Vanessa et celle de Verginia, ce sont d’abord les différences qui sautent aux yeux. Première différence évidente, celle du « consentement », au cœur de la problématique du livre de Vanessa Springora : «  Comment admettre qu’on a été abusée, quand on ne peut nier avoir été consentant ? » Dans le récit de Tite-Live, la notion de consentement est tout de suite réglée : on y apprend que les tentatives d’Appius Claudius pour séduire Verginia par des présents et des promesses (pretio ac spe) sont demeurées vaines, le poussant vers « une violence cruelle et arrogante ». Un autre contraste entre les deux situations, c’est que Vanessa est seule, en manque d’amour, face au « vide insondable » laissé par l’absence du père. Verginia au contraire a derrière elle, pour la soutenir, son père, son fiancé, sa famille, leurs relations, toute une foule de défenseurs. Elle devient ainsi l’enjeu d’un conflit qui la dépasse, aux dimensions politique et sociale ; alors que le drame de Vanessa, quand elle commence à découvrir la véritable nature de son amant, est de devoir se débattre seule avec ses doutes, voire son sentiment de culpabilité. Les deux histoires enfin n’ont pas la même issue : Verginia, malgré tous ses soutiens, ne survit pas à l’épisode, tuée par son père pour sauvegarder l’honneur familial. Vanessa, elle, se reconstruira lentement, avec l’aide de quelques personnes, et réussira enfin à échapper à l’emprise de son prédateur.

Relevons enfin un ultime paradoxe dans le traitement littéraire des deux récits : celui de Tite-Live est dès le départ très connoté moralement. L’historien présente d’emblée l’acte du triumvir comme un crime abominable auquel il associe des termes systématiquement péjoratifs[4]. L’historien prend donc parti tout au long du récit. Vanessa Springora, au contraire, en tant que victime, s’attache à une narration précise et froide, qui prend du recul pour éliminer l’émotion au profit d’une analyse rigoureuse des faits.

Ces différences ne rendent que plus frappants, par-delà l’hétérogénéité des deux récits, les points communs qu’on peut y trouver, aussi bien dans les techniques du prédateur que dans le statut de leurs victimes virtuelles. Le premier élément, mis en évidence par Vanessa Springora, est la vulnérabilité de celles-ci. G. jette son dévolu sur  « des jeunes filles solitaires, vulnérables, aux parents dépassés ou démissionnaires. » Dans le cas de Vanessa, la vulnérabilité est d’abord psychologique. Appius Claudius, quant à lui, exploite surtout une vulnérabilité sociale[5]. Il pense que sa position le met au-dessus des lois et lui permet de manipuler la justice. On voit aussi dans le récit qu’il profite de l’absence du père retenu à l’armée, et n’hésite pas à envoyer une lettre secrète pour que ses supérieurs l’empêchent de venir au procès. Le texte suggère enfin en arrière-plan la fragilité de la frontière entre la condition des esclaves et des plébéiens, souvent réduits en servitude pour cause de dette. Mais cet arrière-plan social n’est pas non plus à négliger dans le cas de Vanessa Springora. Le sociologue Pierre Verdrager, lors de l’émission La Grande Librairie consacrée au livre, rappelait le bouillonnement que constituait l’époque en matière de mœurs, dans une atmosphère de « libéralisation » indistincte… Les intellectuels les plus en vue, dix ans auparavant, avaient signé une pétition pour la dépénalisation des relations sexuelles entre majeurs et mineurs. Et cette petite caste, relève l’auteur, ne semblait pas concernée par la loi, comme si l’artiste devenait «  une sorte d’aristocrate détenteur de privilèges exceptionnels devant lequel notre jugement, dans un état de sidération aveugle, doit s’effacer. »

Le second point commun que l’on peut mettre en évidence, c’est le statut des deux victimes, réduites à l’état d’objet. Les femmes romaines, on le sait, dépendent entièrement de leur père ou de leur mari. Ce qui frappe dans l’histoire de Verginia, c’est qu’on se la dispute comme un objet ou comme un symbole. Sa seule réaction personnelle – le refus des présents d’Appius – est attribuée par Tite-Live à un terme abstrait, la pudeur[6], qui la fond dans le modèle vertueux de toutes les femmes romaines, tel que se le représente l’idéologie dominante. Quand le suppôt d’Appius Claudius lui demande de la suivre, elle demeure interdite (stupente) et l’on n’entendra plus sa voix au milieu des clameurs de la foule et des différents discours qui se succèdent. Si son prédateur veut la réduire à l’état d’esclave, son père ne lui demande pas plus son avis pour la tuer, geste par lequel il préserve son propre honneur autant que celui de sa fille. Le suicide de Lucrèce (auquel l’historien fait allusion au début de l’épisode) constituait un acte libre. Verginia, elle, se voit dépossédée non seulement de la vie, mais aussi de la parole et d’un choix  personnel.

La condition de Vanessa, à notre époque, pourrait paraître plus enviable. Mais c’est bien, elle aussi, d’une dépossession dont elle est victime. Racontant comment son amant fait un devoir de français à sa place en inventant un épisode inspiré de sa propre vie elle conclut : « La dépossession commençait avec ça, entre autres choses ». Toute l’emprise de son prédateur aboutit à en faire un simple « objet de plaisir[7] » et de gloriole littéraire[8], en niant sa personne, tant elle a affaire à quelqu’un « pour qui l’autre n’existe pas ». Mais d’une certaine manière c’est tout son entourage pour qui elle devient transparente : les responsables du collège qui s’accommodent de ses absences ; la brigade des mineurs qui renonce à pousser les investigations et dont les représentants, la croisant avec son amant lors d’un contrôle dans l’escalier de celui-ci, semblent ne pas la voir ! Dans ces conditions, des années plus tard, reprendre la parole est salutaire pour se réapproprier son identité : « écrire, c’était redevenir le sujet de ma propre histoire. Une histoire qui m’avait été confisquée depuis trop longtemps.»

Nous n’aurons jamais le point de vue de Verginia. La littérature latine est faite par des hommes. Les quelques discours féminins dont nous disposons sont prêtés par des poètes masculins à des héroïnes mythologiques, de préférence abandonnées : les plaintes d’Ariane (Catulle), les reproches de Didon (Virgile), les récriminations de Déjanire (Ovide et la plupart de ses Héroïdes). Il faut y ajouter, chez les historiens, les remontrances patriotiques de quelques femmes exemplaires : la mère de Coriolan rappelant son fils au devoir (Tite-Live) Cornelia tançant son fils Tiberius Gracchus (Cornelius Nepos). Entre l’amante éplorée et la mère raisonneuse, la femme romaine réelle nous demeure quasiment inconnue. Peut-être un jour quelque habile romancière s’emparera-t-elle de l’histoire tragique de Verginia pour lui redonner la parole dans un récit à la première personne. On peut déjà lui fournir le titre de son livre : Pourquoi mon père m’a tuée.

J-P P.

 

[1] Vanessa Springora, Le Consentement (éditions Grasset)

[2] À noter que moins de cinq ans plus tard le tribun Caïus Canuleius obtiendra le jus conubii c’est-à-dire le droit de mariage mixte entre plébéiens et patriciens. Cela aurait-il changé quelque chose ? Après le dénouement Verginius présentera lucidement Appius Claudius comme un prédateur, en soulignant combien « les filles, les sœurs, les épouses » de ses congénères sont menacées par la libido de celui-ci.

[3] Tite-Live, Ab urbe condita, III, 44 à 48

[4] Nefas (sacrilège) qui désigne d’emblée le crime relève plus du sacré que du juridique ; libido évoque les dérèglements du désir, stuprum, le viol, englobe dans le déshonneur à la fois l’agresseur et sa victime ; amens ou amentiae suggèrent que celui-ci a perdu la raison.

[5] Les témoignages mettant en cause des ecclésiastiques ou des entraîneurs sportifs montrent que cette vulnérabilité peut aussi être liée à une situation, quand un responsable abuse cyniquement de son pouvoir.

[6] postquam omnia saepta pudore animadvertat « après avoir constaté que tout était barricadé par la pudeur » : le choix d’une tournure au neutre pluriel passif achève de dépersonnaliser le refus de Verginia.

[7] « Un adolescent vulnérable recherchera toujours l’amour avant sa satisfaction sexuelle. (…) Il acceptera de devenir un objet de plaisir, renonçant ainsi pour longtemps à être sujet, acteur et maître de sa sexualité. »

[8] « Quel rapport peut-il bien y avoir entre ce personnage de papier créé de toutes pièces et ce que je suis en réalité ? »

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