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Une chaîne de télévision nationale s’en est fait une spécialité : il s’agit de la caméra cachée. Le procédé est utilisé sous deux formes distinctes. Dans la première, la prise de vue est ouvertement dissimulée, si l’on peut dire. Le présentateur avertit qu’on a filmé subrepticement en zone interdite ; une image un peu floue et mal cadrée vient corroborer cette assertion. Un délicieux frisson de transgression est censé parcourir l’échine du téléspectateur, conscient de son privilège d’accéder à quelque chose d’inconnu jusqu’ici du commun des mortels…
La deuxième forme que prend la caméra cachée est beaucoup plus vicieuse : nous n’accédons plus cette fois-ci à un espace protégé par le secret d’un Ordre supérieur, mais à quelque chose d’infiniment banal, la salle à manger d’un appartement populaire, une classe d’école primaire ou secondaire, un vestiaire quelconque. Nous pénétrons dans l’intimité d’un milieu, soit pour une séquence de vie quotidienne, soit pour surprendre une scène privée réputée émouvante ou significative : discussion familiale, retrouvailles de proches séparés par les convulsions de l’Histoire, conseils ou remontrances adressés à des jeunes inexpérimentés, etc. L’astuce consiste à faire comme si cette scène était naturelle, prise sur le vif, parfaitement spontanée : comme si deux heures avant l’équipe technique n’avait pas investi les lieux, soigneusement placé les caméras, mis au point le déroulement de la séquence, multiplié les prises de vue pour ensuite les trier sévèrement – comme si la présence des techniciens et les conditions matérielles du tournage, en altérant inévitablement le comportement des personnages, ne finissaient pas par frelater ce produit qu’on nous vend comme une pure tranche de vie dont nous serions les heureux voyeurs…
Quelle caméra a filmé la mort d’Agrippine ? Nous sommes en 59 apr. J.-C. Néron ne supporte plus une mère devenue trop envahissante. L’élimination d’Agrippine, décident les conseillers de l’empereur, prendra la forme d’un naufrage pour dissimuler le crime. Hélas, au moment où le bateau coule, rien ne se passe comme prévu. Agrippine s’en tire à la nage et, reconstituant les événements, reste recluse dans sa villa. On décide (sur une suggestion de Sénèque…) d’en finir avec elle d’une manière moins discrète. L’affranchi Anicetus se charge du travail, avec deux autres sbires à la solde de Néron. Il investit les lieux. Voici comment Tacite nous rapporte les derniers moments d’Agrippine :
Dans la chambre, il n’y avait qu’une faible lumière et une seule servante ; Agrippine était de plus en plus inquiète de ne voir venir personne de la part de son fils, pas même Agermus : autre serait l’apparence d’une situation favorable ; or à présent la solitude, des fracas soudains, et les signes du malheur suprême. Comme la servante s’en allait : « toi aussi tu m’abandonnes » lança-telle, puis se retournant elle voit Anicetus, escorté du triérarque Herculeius et d’Obitarius, centurion de la flotte. « S’il était venu pour lui rendre visite, il pouvait annoncer qu’elle était remise ; mais si c’était pour commettre un crime, elle ne croyait nullement que cela vînt de son fils : celui-ci n’avait pas ordonné un parricide. » Les assassins entourent le lit, et le premier le triérarque lui frappa la tête d’un coup de bâton ; alors, présentant son giron au centurion qui dégainait le fer pour lui donner la mort, elle s’écria « frappe au ventre », et fut achevée par de multiples coups[1].
Qui a rapporté ces derniers instants sur lesquels, ajoute Tacite, la tradition est unanime ? Une chose est sûre : ce n’est pas Agrippine. La précision des détails de la scène de l’attentat manqué pouvait s’expliquer par le nombre de témoins oculaires ; mais ici le personnage est seul, ou peu s’en faut. Sans doute les spadassins de Néron ont-ils fait un rapport détaillé de leur mission ; on peut admettre que la servante ait témoigné – et l’on observe que les assassins arrivent juste au départ de celle-ci. Mais si le verbe latin employé (prolocuta) implique que l’ultime reproche à la suivante ait été adressé à voix haute, il n’en va pas de même de ce qui précède : il est peu probable qu’Agrippine ait fait part à son esclave de son angoisse et de ses doutes. Il s’agit donc d’une scène reconstituée, où l’historien, soucieux de ses effets dramatiques, va jusqu’à nous faire partager les pensées de son personnage, juste avant sa mort, à partir des matériaux qu’il a recueillis. On pourrait lui appliquer ce que Rousseau dit de son autobiographie : « J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. » Le souci de l’écrivain ici n’est pas seulement l’exactitude, il est d’ordre esthétique – et Tacite avec sa sobriété coutumière parvient à donner à la « passion » d’Agrippine une dimension pathétique indéniable, fait d’autant plus méritoire qu’il n’a rien dissimulé auparavant des turpitudes de cette intrigante. Sans constituer une mort exemplaire, le trépas d’Agrippine s’inscrit cependant dans la tradition des fins remarquables, avec en particulier l’ultime phrase qu’elle prononce. Après avoir nié l’évidence, c’est-à-dire l’implication de son fils dans le meurtre, le désespoir maternel a le dernier mot. Le ventre qui porta Néron est offert aux coups des assassins[2].
La mort des grands personnages constitue un morceau de choix pour les historiens antiques. Suétone collectionne les dernières paroles des empereurs. Un bel assassinat public fournit une matière privilégiée, et celui de César en plein Sénat, entouré des siens qui le percent de vingt-trois coups de poignard, et adressant à Brutus ce « toi aussi mon fils » qui va droit à la postérité, est autrement plus pittoresque que la lointaine silhouette de John Fitzgerald Kennedy s’effondrant sur la banquette arrière de sa limousine, sans rien connaître de son assassin. La mort exemplaire, dont le modèle inégalable est donné dans le Criton et le Phédon avec les derniers instants de Socrate, hante la conscience des sages. Le suicide est admis, voire recommandé par les Stoïciens dans certaines circonstances. Néron aide ses contemporains à appliquer la doctrine. Le philosophe Sénèque, son mentor et conseiller, et Thrasea Paetus, le seul sénateur qui ait le cran de s’opposer à lui, reçoivent l’ordre de mourir. Les deux fins rapportées par Tacite présentent d’étranges similitudes : le suicide devient une cérémonie publique. Les amis sont présents, les deux sages affichent leur sérénité tout en les exhortant à la fermeté. Sénèque, dans son exquise modestie, leur fait savoir qu’il leur laisse le seul bien qui lui reste et pourtant le plus beau, l’image de sa vie[3]. Il prononce ensuite un long discours que ses secrétaires s’empresseront de publier. Thrasea attend la sentence en discutant avec des proches de la séparation de l’esprit et du corps. Il se montre « assez près de l’allégresse » en apprenant que son gendre est épargné par l’empereur. Dans l’un et l’autre cas l’épouse veut suivre l’époux dans la mort. Sénèque finit par accepter mais – signe de la longueur de la cérémonie – on a le temps de prévenir Néron, qui ordonne d’empêcher ce trépas imprévu. Pauline, suggère Tacite, renonce à son projet sans trop rechigner. Bref, pour reprendre la formule de La Fontaine, le mari fait seul le voyage. Quant à la femme de Thrasea, elle se laisse convaincre de rester en vie pour s’occuper de leur fille. La mort de Sénèque s’avère difficultueuse : le sang ne s’écoule pas assez vite des veines ; il a recours au poison, qui se révèle inefficace. Il finit dans un bain d’eau chaude qui le suffoque, asperge ses esclaves en faisant une libation à Jupiter Libérateur. Thrasea, comme Sénèque, connaît une mort lente et douloureuse. Il fait lui aussi une libation à Jupiter Libérateur, mais c’est avec le sang de ses veines tranchées. Il se tourne vers son ami Demetrius pour un dernier mot que nous pressentons admirable, mais que nous ne connaîtrons jamais : le manuscrit des Annales s’interrompt à cet endroit précis.
Les caméras modernes, pour intrusives qu’elles soient, s’arrêtent aux abords de la mort. Celle-ci fait l’objet d’un tabou : elle relève strictement de la sphère privée. Perçue peut-être comme une défaite un peu honteuse (par rapport au grand mythe du triomphe de la science) elle ne saurait être montrée sous peine d’une suprême indécence. La chambre d’hôpital où l’on finit désormais est un milieu bien gardé, soumis au protocole médical, non à la grande foire des médias, qui se contente pour les célébrités de placer ses baraques à proximité de l’espace préservé. Les grands hommes depuis Goethe oublient de prononcer une parole mémorable juste avant leur dernier soupir. Il y a certainement là un défi à relever pour nos philosophes les plus en vue : pourquoi ne mourraient-ils pas comme ils ont vécu, sous les feux de l’actualité ? Pourquoi ne pas rendre publics leurs derniers instants, renouant ainsi avec l’antique tradition ? Un dernier coup médiatique avec en prime, qui sait, un ticket pour la postérité…