On me permettra cette fois-ci de parler d'un cas qui me touche de près, puisque c'est de ma fille qu'il s'agit. Enseignante d'histoire à l'Université du Bosphore elle est spécialiste d'études ottomanes. Deux jours après sa titularisation, elle apprenait qu'elle était radiée de l'enseignement et que par la même occasion elle perdait son autorisation de séjour, délivrée deux mois auparavant. Il ne lui serait plus possible de retourner que comme touriste dans un pays dont sa fille et son mari sont citoyens. Son crime : avoir signé, comme tant d'autres, il y a plus d'un an, une pétition demandant que le gouvernement turc reprît les négociations de paix avec les Kurdes. Elle a toujours tenu à ce que son cas ne fût pas dissocié de celui de milliers d'enseignants, qui se sont retrouvés du jour au lendemain à la rue, transformés en parias. Quelques initiatives ont été prises ici ou là pour aider ceux qui ont pu quitter le pays. Une goutte d'eau dans un océan de détresse. Je voudrais à mon tour dépasser l'injustice qui est faite à ma fille pour exprimer quelques réflexions qui ne sont pas sans rapport avec l'actualité.
Tous ceux d'entre nous qui sont fonctionnaires se croient protégés par un statut pour ainsi dire intouchable. C'est également ce que pensaient nos collègues turcs. Le triste sort qui leur est fait sonne comme un avertissement. Dans ce maelström qu'est devenu le monde d'aujourd'hui, plus rien n'est définitif : en France aussi nous avons récemment entendu des voix s'élever contre ce scandale que constituerait une fonction publique à vie.
Ni l'intelligence ni la culture ni la profession d'humanisme n'ont jamais constitué des remparts sûrs contre la perversité et de la lâcheté. Les choses seraient infiniment plus simples si un militaire à lunettes noires était à lui seul responsable du licenciement des enseignants. Malheureusement, c'est un conseil supérieur de l'enseignement, composé d'honorables, en principe, professeurs qui s'est chargé avec constance remarquable de ces basses tâches. Pour ceux qui penseraient que ce qui se produit en Turquie est impossible en France, rappelons que les radiations d'enseignants juifs, ou considérés comme tels, dont Jacqueline de Romilly, furent le fait d'un érudit, humaniste qui plus est, en principe.
Combien de personnes à qui j'ai parlé de ce qui est arrivé à ma fille m'ont répondu : « je ne savais pas que c'en était à ce point en Turquie… ». L'air du « je ne savais pas » est sans doute l'une des rengaines les plus inusables que l'humanité ait jamais inventées. Si ceux qui ont tous les moyens de savoir ne savent pas, qui pourra savoir ? Plus que jamais, dans le monde de l'information permanente, ne pas savoir est une marque d'indifférence. Ne pas réagir est une faute morale.