La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.
Je repense parfois avec tendresse aux titres, délicieusement désuets, des versions sur lesquelles nous peinions au lycée. À titre d’exemple : « il faut préférer la vertu aux richesses », ou encore « Doit-on dire la vérité au tyran ?» J’ignore s’il y a encore beaucoup de gens qui préfèrent la vertu aux richesses, mais je sais qu’il en existe encore pour dire sa vérité à un despote. J’en ai été le témoin la semaine dernière, à Istanbul. Je connais une jeune femme, ma fille, qui enseigna pendant dix ans l’histoire dans la plus prestigieuse université de Turquie, celle du Bosphore, et qui, il y a trois ans, signa, comme des milliers d’autres fonctionnaires, une pétition demandant au gouvernement turc de cesser de bombarder les villages kurdes et d’entamer des négociations pour aller vers la paix. Comme tous les autres, elle perdit aussitôt son poste, sans aucune indemnité, elle dut quitter le pays et elle s’installa en Angleterre. Mais le propre de tous les régimes qui considèrent la liberté comme un vain mot est de créer leur novlangue. En « erdoganien », signer une pétition, cela s’appelle faire « de la propagande terroriste ». Les signataires défilent donc depuis des mois, devant des juges sinistres et cyniques qui les condamnent méthodiquement à de lourdes peines de prison. Que, dans beaucoup de cas, celles-ci ne soient pas immédiatement appliquées ne change rien à la force destructrice de leur menace.
Avant d’être condamnés, les accusés, impressionnants de dignité, lisent généralement un texte rappelant, entre autres, que la constitution turque garantit la liberté d’expression. J’extrais quelques lignes de celui qui fut prononcé en turc par cette jeune femme :
« Alors que les prisons regorgent de prisonniers politiques et de condamnés, lorsque les lourdes juridictions pénales dépensent tant d'efforts pour juger les innombrables citoyens accusés comme nous et de crimes similaires, quand l'ordre de la justice pourra-t-il enfin régner dans les rues de Sur, dans les sous-sols de Cizre, pour les citoyens tués ou blessés par les forces de l'État dans les maisons de Nusay?
Vont-ils attendre l’avènement de la justice ceux que l’on pend, ceux qui sont soumis à la torture et tous ceux que l’on a détruits ? Ou devront-ils demander justice à la Cour européenne des droits de l'homme ?
Ce ne sont pas les critiques qui minent les fondements de l’État, c'est ce qui nuit à la démocratie et à la paix sociale : la violence arbitraire répétée, l'impunité et l'injustice.
Vivre dans un pays où les droits à la vie, à la justice et à la liberté sont respectés est un droit de chaque citoyen. Il est de la responsabilité de tous de défendre ces droits. »
Rarement dans ma vie, j’ai perçu dans une lumière aussi crue la dualité de l’être humain. J’ai eu honte pour tous ces magistrats méprisables, mais aussi pour ceux des universitaires qui, n’ayant rien à craindre dans leur propre pays, ne font rien ou si peu pour leurs collègues ruinés, persécutés, transformés en parias dans leur propre pays. Sans même parler de ceux qui se pressent dans des colloques inaugurés par des ministres de ce régime indigne. J’ai éprouvé une immense fierté pour celles et ceux qui, tout en sachant que cela aggravera leur cas, disent son fait au tyran. J’ai depuis longtemps travaillé sur la parrhèsia, cette vertu des stoïciens, qui consiste à dire ce que l’on estime devoir dire, sans craindre les souffrances que cela entraînera. J’avais même dès le début choisi ce concept comme emblème de mes chroniques. Jeudi dernier, j’ai mieux compris ce qu’il signifie.