On sait que la période hellénistique fut traversée par un débat majeur, celui qui opposa les Stoïciens, disciples de Zénon de Cittium, à la Nouvelle Académie, dont Carnéade fut le plus illustre représentant. Pour les premiers, le monde, qu'ils identifiaient à la nature, au logos, à Dieu, était "la cité commune des hommes et des dieux", un univers de perfection, conçu pour le bonheur de l'être humain. Dans une telle perspective, le mal ne pouvait avoir d'existence réelle, il s'agissait simplement d'une regrettable erreur de jugement due à l'incapacité de percevoir les choses dans leur totalité. Pour les seconds, il suffisait de poser un regard sur les multiples fléaux naturels qui affligent l'humanité pour comprendre l'absurdité d'un tel optimisme. Loin d'être une merveille d'absolue rationalité le monde leur apparaissait comme un lieu de souffrance et d'injustice et la nature comme le terrain de l'affrontement perpétuel de forces antagonistes.
Dans le Var, où nous avons une petite maison de vacances, nous eûmes nos années Zénon, celles où il faisait bon se promener en chemisette et en short, faire d'interminables promenades sur les sentiers longeant les calanques, passer de longues heures le soir à contempler ce ciel étoilé dont les Stoïciens affirmaient qu'il était la preuve la plus manifeste de la perfection de l'univers. Qui aurait alors songé à nier les merveilles de la nature ? Mais depuis trois ou quatre ans, nous sommes passés aux années Carnéade. Vêtus de pied en cap, comme si nous nous acheminions vers le RER B de sinistre mémoire, le corps constellé de cloques, le visage et les mains enduits d'un répulsif, nous nous dirigeons quotidiennement vers la pharmacie la plus proche pour acheter des produits aussi onéreux qu'inefficaces. Le soir, nous ne dînons plus dehors que dans l'âcre vapeur des tortillons, jadis relégués au fond d'une vieille armoire. Ayant su s'approprier on ne sait comment la technologie la plus avancée de la furtivité aérienne, invisible, parfaitement silencieux, le moustique-tigre, omen-nomen, règne sur nos vacances, nous vampirisant sans relâche et nous menaçant dans un avenir proche d'épidémies de dengue ou de chikungunya, au point que les autorités lancèrent cette année une alerte sanitaire. Entre les écologistes qui affirment que tout produit autre que l'huile essentielle de courge ferait un tort considérable à l'environnement et ceux qui exigent que l'on asperge de DDT les villes et les campagnes, le débat n'est plus possible.
Zénon ? Carnéade ? L'un et l'autre ? Laissons plutôt la parole au poète qui conclut ainsi sa fable "Le lion et le moucheron" :
Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.