La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.
Nous vivons dans un monde de plus en plus déstructuré, atomisé, dans lequel, sans doute par réaction, le label « éthique » prend une importance croissante. On le trouve apposé sur des objets en principe assez étrangers à la prose traditionnelle des moralistes, qu’il s’agisse de pull-overs ou de tablettes de chocolat, car rien ne rassure plus le consommateur que cette seule mention. Quel inconscient s’aventurerait aujourd’hui à porter des chaussettes qui ne soient pas éthiques ? Étrangement, notre monde, celui des humanités, qui devrait être le premier concerné, semble avoir échappé sinon à cette exigence, du moins à cette obsession. En effet, qui a jamais entendu parler d’une bibliographie éthique ? Elles le sont toutes, en principe, et pourtant il est peu d’espaces dans lesquels s’affrontent avec autant de vigueur la norme et sa transgression. La norme, c’est d’abord la présentation typographique, dont on aurait pu rêver qu’elle fût unifiée, or chacun sait qu’il n’en est rien. Faut-il insérer une virgule entre le tome d’une revue et sa date ou mettre celle-ci entre parenthèses ? cela change selon les éditeurs et c’est le genre de problème qui finit par prendre un temps qui serait bien mieux utilisé ailleurs. Plus importante encore sans nul doute est la question de la langue. Tout comme il y a des pays qui se ferment à l’étranger, les bibliographies ont de plus en plus tendance à privilégier l’anglais, au point que certaines excluent toutes les autres langues. Il s’agit là d’ un véritable scandale, d’une atteinte grave à l’universalité de la recherche, laquelle est le fondement même de la science. Étrangement, il y a un siècle, lorsque n’existaient ni internet ni les séjours linguistiques obligatoires de nos chers bambins à l’étranger, il était inconcevable de se lancer dans nos études sans connaître, ou en tout cas bien comprendre au moins quatre langues. La lingua franca était celle du savoir, non celle de la puissance économique et linguistique, laquelle induit une axiologie des plus contestables : un ouvrage publié à Cambridge ou à Chicago bénéficie d’un préjugé favorable, il est ipso facto réputé important et même excellent, alors que ce n’est pas toujours le cas. En revanche, il est vrai qu’il est souvent édité avec plus de soin que beaucoup d’ouvrages européens, question de moyens. À cela s’ajoute une donnée qui devient de plus en plus structurelle. Autrefois, s’informer sur les nouvelles publications exigeait la consultation, longue et minutieuse de l’Année philologique. Aujourd’hui tout est disponible en ligne immédiatement et, à cause de la loi d’airain du publish or perish, on publie à tour de bras, fréquemment à compte d’auteur ou d’État. Qui peut prétendre sérieusement absorber une telle masse de documents ? D’où le paradoxe flagrant, plus on publie, moins on lit. Last but not least, le remplacement des postes permanents d’autrefois -on ne les regrettera jamais assez- par des programmes à durée limitée, fait que la bibliographie est trop souvent conçue moins comme le soubassement d’une véritable recherche que comme un moyen de se mettre en avant et de séduire les évaluateurs, en principe anonymes, mais dont il n’est pas difficile d’imaginer la typologie et de deviner les réactions. On travaille en permanence dans l’urgence et dans la quête du plus grand profit, cela donne parfois des modèles d’opportunisme, d’auto-satisfaction, de flagornerie, et pour tout dire d’ignorance, dont on aimerait pouvoir affirmer qu’ils ne trompent personne. Que faire ? Tout simplement vivre avec son temps, puisqu’on ne peut pas faire autrement, et créer un label « bibliographie éthique », dont le symbole pourrait être…un livre. On établirait un cahier des charges rigoureux, impliquant notamment le plurilinguisme et une quantité minimale de références à des ouvrages du passé, autrement dit ceux qui ont été publiés il y a plus de trente ans et qui sont de moins en moins cités, puisque, comme chacun le sait, les morts et les retraités n’attribuent pas de subvention. Est-il utile d’ajouter que jamais proposition n’eut moins de chances d’être adoptée ?