La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.
« Que sont nos articles devenus ? » me demandais-je récemment non sans quelque mélancolie, en constatant sur le net, comme on dit, qu’une étude sur laquelle j’avais fondé de grands espoirs, tant elle me semblait à la fois novatrice et érudite, avait été citée trois fois en cinq ans. « Plus personne ne lit personne », tel est le lamento qui parcourt les maisons d’édition, les amphithéâtres et les salles de cours. La conséquence logique devrait être que l’on s’arrêtât d’écrire. Au contraire, les publications n’ont jamais été aussi nombreuses. Il suffit de comparer les numéros récents de l’Année Philologique à ceux d’il y a trente ans pour prendre toute la mesure de cette gigantesque inflation. To publish or to perish, le leitmotiv était venu des États Unis. Nous en avons donné une nouvelle version : « To publish and to perish ». Un tsunami d’articles dont beaucoup sont des modèles… dans l’art d’accommoder les restes, voire de les resservir tels quels, déferle dans nos bibliothèques, le plus souvent sous la forme d’actes de colloques hétéroclites, où la présence de deux ou trois contributions de haute tenue, en parfaite harmonie avec le titre du volume, ne parvient pas à faire oublier l’étrangeté des autres. Les exceptions existent, il serait bien injuste de ne pas les mentionner, mais l’impression générale reste tout de même celle d’une fuite en avant, d’un productivisme exacerbé que la rareté des postes ne cesse d’accentuer. Je garde le souvenir d’une commission de spécialistes dont l’une des membres mit côte à côte les dossiers des deux candidats les mieux placés pour montrer que l’un était bien plus imposant que l’autre. Pour un peu il nous aurait été demandé de les peser et de retenir aussitôt le plus lourd. Les parades mises en place, et notamment les évaluations, se sont jusqu’à présent révélées incapables de ralentir cette dérive. Que sont nos articles devenus ? Les feuilles mortes se ramassent à la pelle.