La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.
Les voyages dit-on forment la jeunesse. Il arrive aussi qu’ils transforment les moins jeunes, j’entends par là qu’ils les sortent de leurs habitudes de pensée. Il y a deux ans, invité à faire quelques séminaires à Moscou, je les avais préparés du mieux que je pouvais, essayant d’associer philologie, philosophie et littérature à propos de textes de Cicéron et de Sénèque. Ma première surprise fut de constater qu’en Russie aussi les humanités se trouvaient dans un état préoccupant. Peu de départements de lettres classiques, essentiellement à Moscou et à Saint Petersbourg. J’avais pensé que le renouveau si spectaculaire de l’église orthodoxe aurait provoqué un développement important des études grecques, mais on me dit qu’il n’en était rien et que le grec se portait presque aussi mal que le latin. Dans ces conditions, nos études se réfugient dans les catacombes, je veux dire dans quelques cercles d’amateurs passionnés qui se réunissent autour d’un maître admirable, en marge de l’institution universitaire. Mon premier séminaire fut centré sur quelques lettres à Lucilius, il se déroula avec une traduction simultanée. Après quelques compliments d’usage, l’organisateur donna la parole à la salle. La première question qui fusa me laissa pour le moins déconcerté. Un jeune étudiant me déclara : « Ce que vous dites est intéressant, mais il y a une chose que vous avez laissée de côté : En quoi ce que Sénèque dit nous concerne, nous jeunes Russes du XXIe siècle ?». Je répondis comme je pouvais, à vrai dire plutôt mal. Je n’en étais pas pour autant quitte. La deuxième question fut en fait la répétition de la première : « En quoi ce que Sénèque dit… ». Entre temps, je m’étais remis de ma surprise et je pus répondre de manière moins décevante, en évitant, du moins je l’espérais, le piège de l’invocation d’un humanisme pour ainsi dire automatique. Je centrai ma réponse sur le processus de la transmission et sur la légitimité très problématique d’une démarche décrétant que l’objet de la transmission disparaît pour ainsi dire automatiquement dans le temps. Je tentai de montrer les apories d’une démarche étroitement anthropologique, centrée sur l’idée d’un archipel de cultures hétérogènes. Je ne sais pas si l’on considéra que cette réponse était convaincante, mais au moins sembla-t-on penser que j’avais cette fois répondu. Par la suite, je m’aperçus qu’en Russie, cette interrogation sur l’actualité constituait une sorte de préalable à l’étude d’un texte. Rien de tel chez nous où il va de soi que, gardiens de l’éternité, ou presque, nous n’avons pas à nous justifier, en tout cas au niveau universitaire, en nous référant au présent. Reste à se demander en quoi cette démarche, que l’on serait prompt chez nous à condamner en n’y voyant que du bavardage, serait nécessairement à bannir dès lors qu’elle n’empiéterait pas sur la rigueur d’analyse traditionnelle. La question, me semble-t-il, mérite au moins d’être posée dans un monde où renoncer à expliquer ce qui paraissait évident c’est courir le risque de renoncer à l’objet même de cette évidence.