La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.
Mes premières surprises furent celles, à vrai dire inessentielles, d'un universitaire français découvrant qu'un tout petit pays, en état de guerre de surcroît, pouvait lui offrir les conditions de travail qu'il n'avait jamais eues dans son propre pays. Mais l'inessentiel ne sied guère à Jérusalem. Dès que l'on se complaît au divertissement, elle rappelle, avec une certaine rugosité, les grands problèmes auxquels depuis toujours l'être humain essaie d'échapper. Nous sommes ici un groupe de chercheurs américains, européens, israéliens, qui travaillons sur l'émergence du moi à l'époque impériale romaine, à travers des textes grecs, hébraïques et latins. Ce thème occupe actuellement une place centrale dans les études classiques, sans que l'on comprenne très bien à vrai dire le pourquoi de cette émergence, nous en reparlerons en une autre occasion. Nous étions donc lancés dans la chasse à ce snark que Foucault et Hadot avaient cru entrevoir dans les fourrés du stoïcisme romain, lorsque Donald Trump fit sa déclaration reconnaissant Jérusalem comme capitale d'Israël. On sentit très vite le changement. Nous n'avions plus seulement des textes anciens devant nos yeux, mais des questions à la fois actuelles et éternelles dans nos têtes. Celles du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, du bien et du mal, celle aussi de la vie et de la mort, car dans de telles circonstances des actes aussi simples que celui de prendre un autobus où d'aller dans un quartier réputé problématique comportent un risque que nul ne peut ignorer. Certes, il est plus sûr de rester chez soi, mais où se trouve exactement la frontière entre la prudence et la lâcheté ? Curieusement, notre groupe, si disert lorsqu'il s'agissait de commenter Epictète, Sénèque ou le Talmud ne mentionna qu'assez rarement le changement de climat politique. Tout au plus évoquait-on brièvement le conjoint ou le parent qui, à quelques milliers de kilomètres, se faisait un sang d'encre, imaginant la ville en proie à de meurtrières émeutes. Et pourtant, quel meilleur sujet de réflexion dans la perspective qui est celle de notre recherche ? Jérusalem est une ville hérissée, saturée d'identités, toutes fièrement proclamées et bien sûr contradictoires, souvent jusqu'à la violence. Où sont les sujets à Jérusalem ? Que l'on me comprenne bien. Loin, très loin de moi l'idée que le sujet et l'identité seraient des réalités contradictoires. On peut très bien réfléchir en sujet libre à partir d'une identité clairement définie. L'exemple de Lévinas suffit à le montrer, à travers notamment le concept de "difficile liberté", tandis qu'un être sans identité n'est le plus souvent qu'une idole de sujet. Le problème est ailleurs, dans la conviction tranquille, non-critique, sans doute la plus répandue aujourd'hui à Jérusalem, qu'il existe une parfaite coïncidence entre l'identité et le sujet. Un jour, espérons-le en tout cas, surgiront en grand nombre à Jérusalem des hommes et des femmes qui comprendront, mieux que ce n'est le cas aujourd'hui, que le sujet se niche dans la distance que l'identité prend par rapport à elle-même, dans cet incertain interstice à travers lequel on perçoit l'altérité, on la reconnaît, on l'embrasse. S'il fallait formuler un vœu en cette période de l'année où la lumière ne semble devoir s'éteindre que pour mieux pouvoir renaître, ce serait précisément celui-là : qu'il y ait à Jérusalem moins d'identités et plus de sujets.