Les Bonnes Lettres – Les genres de l'humanisme : La Déclamation

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« Bonae litterae reddunt homines » (« Les bonnes lettres rendent les hommes humains ») écrit Érasme dans la Querela pacis (La Complainte de la paix) de 1517. Ces « bonnes lettres », parfois alors appelées « lettres humaines » et distinguées des « lettres saintes », expriment un idéal encyclopédique, moral et « anthropologique » voire politique spécifique, avant celui des « Belles-Lettres » qui triomphera à l’Âge classique, bien avant celui des « droits de l’homme » ou de l’« humanitaire » d’aujourd’hui. Celui-ci se fonde sur la triade, cardinale dans l’humanisme historique, du studium (étude), de la charitas (charité et compassion) et de l’unitas hominum (unité et concorde du genre humain).
Cette chronique d'Olivier Guerrier entend mettre en relief certains des contenus, des messages et des auteurs principaux de l'humanisme, comme leurs prolongements dans la culture ultérieure.

Parmi les genres de la littérature antique que retrouve et réactualise la Renaissance européenne, la Déclamation est sans doute un des plus originaux et spécifiques[1].

Présente dès la rhétorique grecque, elle est proche de l’éloge paradoxal, et trouve un défenseur en la personne d’Isocrate (436-338 av. n. è.) qui, condamnant les excès de Gorgias (480-375 av. n. è.), voit en elle un élément indispensable de la formation du citoyen, ainsi que l’exemple même d’une éloquence à prétention philosophique. Acclimatée ensuite à Rome, du temps de Cicéron (106-43 av. n. è.) puis de la Seconde Sophistique, la Déclamation devient un exercice à la mode qui fait même l’objet de représentations publiques. Pour les Latins, elle se caractérise comme un discours inventé, en général à partir d’un scénario ou plasma, d’une trame proposée par le professeur qui indique aussi si on plaidera pro ou contra, et qui vise à préparer les étudiants au barreau ou à l’assemblée. L’orateur est donc appelé à soutenir une thèse qui n’a rien à voir avec ce qu’il pense vraiment. Et, souvent, les déclamations sont proférées à deux, l’un déclamant pro et l’autre contra

Parce qu’elle réhabilite la rhétorique comme outil tant politique qu’intellectuel, parce qu’elle aime ce mélange du sérieux et du ludique que cultivèrent les lettres au temps de ladite Seconde sophistique, la Renaissance ne pouvait qu’apprécier cette forme d’éloquence quelque peu paradoxale et problématique. Du coup, par-delà la présence de cette dernière dans les exercices toujours proposés dans les écoles italiennes du XIVᵉ siècle puis les Collèges humanistes, on y édite voire traduit les déclamations les plus illustres du corpus antique, celles de Lucien (120-180), celles du Plutarque (46-125) des Moralia qualifiées comme telles en 1572 par le « translateur » français Jacques Amyot (ainsi du traité De esu carnium, ou Du manger chair selon ce dernier), ou encore celles de Sénèque le père (54 av. n. è.-39) et de Quintilien (30-96). Mais, conformément à la théorie de l’imitatio qui prévaut alors, on envisage également de faire du neuf à partir d’un matériau existant et éprouvé. En sorte que l’Europe voit fleurir tout une série de déclamations « modernes » qui, bénéficiant de l’économie de l’imprimerie, abandonnent l’ancrage oral et événementiel qui était celui de ces discours à l’origine, pour devenir textes dont le caractère fictif du contenu se double de la fiction de leur énonciation, et qui sont soumis à un lectorat plus large mais aux contours moins nets.

Comme souvent pionnier, Érasme (1466-1536) qualifie de « déclamation » son Éloge de la folie (1511) dans la lettre à Thomas More (1478-1535) qui ouvre une œuvre où la Moria-Folie parle pour brocarder la sagesse humaine et conclure à la folie universelle. Faut-il donc prendre tout cela pour argent comptant ? Qu’importe, sans doute : la Déclamation ne stabilise pas le sens, laisse la vérité en suspens, et, contrairement par exemple à l’autre genre voisin de la disputatio où un maître vient délivrer la synthèse, propose des questions plus qu’elle n’apporte des réponses. Alors que ces mêmes Érasme et More, dans une œuvre commune, traduisent en 1519 quelques opuscules de Lucien dont Toxaris et le Tyrannicide, traité pour lequel chacun d’eux propose une déclamation de réfutation, le natif de Cologne Corneille Agrippa (1486-1535) publie en latin en 1530 le De l’incertitude et vanité des sciences et des arts (traduit en français en 1582 par Louis Turquet de Mayerne), sorte d’encyclopédie critique et parodique qu’il qualifie de « déclamation », et qui égrène les savoirs, universitaires ou non, pour montrer à chaque fois, selon la perspective du scepticisme chrétien (appelé parfois « fidéisme »), qu’ils sont le champ de la contradiction. L’œuvre, quasi apologétique, s’achève sur un éloge de l’âne, et le constat d’un saut nécessaire vers la foi.

C’est dire que, désormais, la Déclamation aborde les sujets les plus graves. La pure virtuosité qu’on employait jadis à démontrer la beauté de la mouche ou de la calvitie peut maintenant servir à discuter des questions cruciales, dont tout l’ordre social dépend. Il s’agit sans doute moins cela dit d’utiliser le genre comme le masque d’une pensée subversive que, par le brouillage des indices qui permettraient de discriminer le vrai du faux, d’amener le lecteur à s’interroger. La Querelle des femmes, vivace depuis le Moyen Âge, fournit elle aussi un large éventail de discours (chez Érasme et Corneille Agrippa encore, mais aussi chez un Jean de Marconville) censés défendre l’idée de l’égale dignité des hommes et des femmes ou même la supériorité des uns ou des autres, et qui, bien souvent, produisent l’effet inverse de celui escompté, ou tout au moins incitent, par certains arguments tendancieux ou carrément fautifs, à la réflexion sur ce qui fonde véritablement la prétendue supériorité de l’un ou l’autre sexe. Significativement, ces nouvelles formes peuvent gagner le domaine de la fiction : c’est ainsi que la série de consultations du Tiers Livre de Rabelais (1483-1553), puis l’abandon final des personnages à l’errance, paraissent se calquer sur le schéma de l’ouvrage d’Agrippa, tandis que les interrogations qui taraudent Panurge au sujet de son mariage motivent autant de développements laissant perplexe, mais montrant un engagement de l’auteur dans la Querelle en question.

Intitulé « Déclamation sur la servitude volontaire » dans un des manuscrits qu’on a pu en retrouver (manuscrit Piochet, 1573), le texte de La Boétie (1530-1563), probablement composé à partir de 1548, est un autre avatar célèbre de cette production d’époque. Mené par un orateur fictif qui ne coïncide pas nécessairement avec l’auteur, construit de manière digressive et apparemment maladroite, il ne se limite pas à faire de la coutume le premier motif de la servitude volontaire, et à décrire la chaîne de la tyrannie, mais suggère surtout un questionnement sur un phénomène universel énigmatique. Avant de se rétracter en vue de la publication de la première version de ses Essais en 1580, et de le remplacer par des sonnets de son ami, Montaigne (1532-1592) avait souhaité inscrire au centre numérique de son Premier Livre le Discours de La Boétie. Finalement, comme les thèmes de ce dernier, la forme de la Déclamation gagne des passages des Essais eux-mêmes, tel que l’éloge de la gravelle du chapitre « De l’expérience » (III.13). Nouvelle preuve de ce que le genre excède le cadre strict du texte rhétorique pour devenir un mode d’écriture impliquant un certain rapport à la parole.

La Déclamation sous cet aspect disparaît cependant peu à peu du paysage littéraire à l’Âge classique, pour ne plus désigner en priorité que le discours qu’on profère au théâtre. C’est que l’on préfère alors les vérités claires et distinctes, et les certitudes, à des dispositifs plastiques et complexes qui, en mettant en crise les autorités mais en se refusant eux-mêmes à conclure, apparaissent comme caractéristiques de l’esprit de la période humaniste.


À suivre...

Olivier Guerrier


[1] Sur cette réactualisation, voir notamment Jean Lafond, « Le discours de la servitude volontaire de La Boétie et la rhétorique de la déclamation », Mélanges sur la littérature de la Renaissance, Genève, Droz, 1984, p. 735-745 ; Marc Van der Poel, De Declamatiobij de Humanisten, Bijragetot de studie van de functies van de rhetorica in de Renaissance, Nieuwkoop, De Graff Publishers, 1987, et Cornelius Agrippa,The Humanist Theologian and His Declamations, Leyde, Brill, 1997 ; Michaël Boulet, Les avatars de la « déclamation » à la Renaissance, Thèse soutenue en 2013 devant l’Université de Toulouse. Voir également Michaël Boulet, Olivier Guerrier, La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Atlande, 2014, coll. « Clefs concours Littérature », Partie littéraire.

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