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« Bonae litterae reddunt homines » (« Les bonnes lettres rendent les hommes humains ») écrit Érasme dans la Querela pacis (La Complainte de la paix) de 1517. Ces « bonnes lettres », parfois alors appelées « lettres humaines » et distinguées des « lettres saintes », expriment un idéal encyclopédique, moral et « anthropologique » voire politique spécifique, avant celui des « Belles-Lettres » qui triomphera à l’Âge classique, bien avant celui des « droits de l’homme » ou de l’« humanitaire » d’aujourd’hui. Celui-ci se fonde sur la triade, cardinale dans l’humanisme historique, du studium (étude), de la charitas (charité et compassion) et de l’unitas hominum (unité et concorde du genre humain).
Cette chronique d'Olivier Guerrier entend mettre en relief certains des contenus, des messages et des auteurs principaux de l'humanisme, comme leurs prolongements dans la culture ultérieure.
Le chapitre 45 des Pourtraits et vies des hommes illustres d’André Thevet (1584) consacré à « Emanuel Chrysolore », ou Chrysoloras (voir Chronique correspondante), s’achève sur un complément dédié à « Jean Lascare » (f° 98 r/v), soit Janus Lascaris (1445-1535), digne successeur, près de 50 ans après lui, du « Constantinopolitain ».
Né vers 1445 à Rhyndacus, une ville d'Asie Mineure dans le Nord-Est de l’Anatolie et la région de Marmara (d’où son nom également de Jean Rhyndacenus), Lascaris connaît une existence itinérante qui le conduit, une fois « eschappé à la fureur Otthomanique » (Thevet) – soit après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 –, en Crète, puis à Venise, Padoue, Florence, avant des missions en Grèce, un séjour en France, et pour finir à Rome où il meurt vers 1535.
Son premier mentor, le Cardinal Jean Bessarion (1403-1472), patriarche latin de Constantinople à partir de 1463, l’envoie d’abord de Venise à Padoue, centre alors de l’aristotélisme européen le plus avant-gardiste, parfaire notamment son latin. Puis, c’est au tour de Laurent de Médicis de le prendre à Florence sous sa coupe, et d’en faire son précepteur, pour l’enseignement de textes grecs tels que ceux de Thucydide, Démosthène et Sophocle, mais également pour rechercher des manuscrits grecs, ce qu’il effectue au mont Athos en 1492. Ces tâches tout à fait caractéristiques de l’humanisme historique sont prolongées par celles chez l’imprimeur vénitien Alde Manuce (1449-1515), dont il devient membre de l’académie. Avant de finir sa vie à Rome auprès du Pape Léon X, et en particulier d’y fonder le Collège grec du Quirinal en 1514, il est entré au service de la France, dont il est l’ambassadeur à Venise entre 1503 et 1508, où il nourrit l’idée d’un Collège de langues (prélude au Collège de France), et dont il s’occupe de la Bibliothèque royale, créée à Blois avec Louis XII, puis déménagée à Fontainebleau avec Guillaume Budé sous François Iᵉʳ. Cette proximité avec aussi un Lefèvre d’Étaples a pu faire écrire que l'œuvre des grands érudits français, Budé, Scaliger, Casaubon, Lambin, Cujas, Estienne, paraissait « être la continuation des écoles de Byzance et d'Alexandrie, plutôt qu'une émanation des courants venant d'Italie[1] ».
Des activités de « passeur » de Lascaris, on pourra retenir plusieurs éditions originales imprimées à Florence : celles en 1494 de l’Anthologie grecque (Ἀνθολογία Ἑλληνική), recueil de poèmes, essentiellement des épigrammes, qui vont de la période classique à la période byzantine de la littérature grecque, mais aussi 4 pièces d’Euripide (Médée, Hippolyte, Alceste et Andromaque) en 1495, ou encore les Hymnes de Callimaque, les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes et, dans le sillage du travail de Chrysoloras, les Dialogues (Διάλογοι) de Lucien de Samosate en 1496. Mais c’est l’œuvre d’Homère qui apparaît comme le fil conducteur de la carrière d’érudit de Janus Lascaris. Toujours à Florence, il assiste d’abord ainsi au Studio aux cours qu’Ange Politien donne sur l’auteur, puis soutient en France la prédilection de François Ier pour ce dernier. À Rome enfin, il procure en 1517 l’édition princeps des scholies D de l’Iliade attribuées à l’époque à Didyme, commentateur du Iᵉʳ siècle avant J.-C., puis en 1518 l’édition du premier livre des Questions homériques, et caresse quelques années plus tard le projet de la première édition des scholies à l’Odyssée, projet que fera aboutir l’imprimeur vénitien Jean-François d’Asola (1498 ?-1557 ?) en 1528.
L’édition princeps d’Homère de 1488, due à l’ancien maître de Lascaris, Démétrios Chalcondyle (1423-1511) et conservée à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque Nationale de France sous la cote Rés. Yb. 3-4, est constituée de deux volumes, l’un contenant l’Iliade, l’autre l’Odyssée, le premier, le Rés. Yb. 3, étant d’ailleurs chargé de nombreuses annotations marginales en grec, considérées comme de la main de notre lettré[2]. À un moment charnière où l’on tente peu à peu de séparer le texte poétique du commentaire, celui-ci, pour sa part façonné par la tradition manuscrite, tend donc à maintenir ce lien.
La période va conserver le souvenir de ce père fondateur venu d’Orient, pionnier de ce « second hellénisme » dont parlait le philosophe byzantin Michel Psellos (1018-1078), comme en témoigne, avant l’ouvrage de Thevet, les Elogia virorum litteris illustrium de l’historien italien Paul Jove (1483-1552), dans leur édition posthume bâloise de 1577 (édition princeps Florence, 1546), qui consacrent un portait et deux de leurs pages (59-60) à « Joannes Lascares ».
Édition princeps d’Homère, BNF, Rés. Yb. 3, f. E IIv (source).
Janus Lascaris. Paolo Giovio, Pauli Jovii Novocomensis episcopi
Nucerini Elogia virorum literis illustrium, Bâle, Petrus Perna, 1577, p. 59 (source).
[1] Börje Knös, Un ambassadeur de l’hellénisme : Janus Lascaris et la tradition greco-byzantine dans l’humanisme français, Uppsala, Almqvist & Wiksells, 1945.
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