Prenons une bibliothèque d'avant J.-C., au hasard : Rome, et une bibliothèque moderne. Nous remarquons aussitôt que la principale différence entre les deux modèles tient en un mot : bibliomancie.
¶ bibliomancie, du grec όμηρομαντεια.
Les Anciens avaient la manie de la mantique : ils devinaient divinement, et tout était bon pour prédire l’avenir, des entrailles de volailles (Cicéron) aux entrailles des patients (Hippocrate) en passant par les songes les plus creux (Artémidore). L’une des méthodes mises au point pour prédire l’avenir (c’était avant l’invention des consultants qui ne savent même pas qu’ils ne savent rien, et des éditorialistes radiodiffusés omniscients qui donnent envie de se recoucher) fut la bibliomancie. La bibliomancie consiste en l’art subtil d’ouvrir un livre au hasard et d’en lire un passage au hasard, censé éclairer cette incertaine dimension de la temporalité qu’est le futur. Selon que l’on devinait avec Homère ou avec Virgile, l’on pratiquait les sortes homericae ou les sortes vergilianae. Parfois, la prose prodigieuse surgissait en songe et c’est ainsi que Socrate crut venir à lui « une femme grande et belle, vêtue de blanc », qui l’appela par son nom et lui dit : « Socrate, tu arriveras après-demain dans les champs fertiles de la Phtie. » C’est Platon qui nous narre cela dans le Criton, 44b 1, et la citation finale correspond pile-poil à Iliade, IX, 363. Cette maladie très répandue frappa également Brutus. Tandis qu’il fêtait une victoire quelconque avec quelques soudards soigneusement choisis, « il demanda une plus grande coupe, la prit et sans aucun motif prononça ces vers : "Un funeste destin et le fils de Létô m’ont enlevé la vie". » C’est Plutarque qui nous narre cela dans son Brutus (24, 6), et la citation finale correspond pile-poil à Iliade, XVI, 849.
Les chrétiens, qui se croyaient vaccinés contre le mal, furent également frappés. Saint Antoine entra un jour dans une église, au moment où le prêtre lisait pile-poil un passage de Matthieu 19, 21 : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes[1], et donne-le aux pauvres... ». Augustin nous dit, dans ses Confessions, VIII, 29 : « Tout à coup, j’entends une voix partie de la maison voisine, voix de garçon ou de jeune fille, qui chantait et répétait à diverses reprises : "Prends, lis ! Prends, lis !". […] La seule interprétation que j’entrevoyais, c’est qu’un ordre divin m’enjoignait de lire le livre de l’Apôtre, et de lire le premier chapitre sur lequel je tomberais. » Là-dessus, Augustin ouvre une bible, et tombe pile-poil sur Romains 13, 13, qui lui demande d’arrêter de festoyer comme un païen. La suite est connue : Augustin se convertit, à la plus grande joie de Monique, sa maman, comme il nous le dit un peu plus loin.
J’entends d’ici la sourde plainte de mon lectorat : « Tout cela est sublime, Cléo, mais en quoi cela nous concerne-t-il ? ». Je vais te dire, ô lectrice de peu de foi. La bibliomancie pratiquée avec sagesse et modération (pas sa variante superstitieuse, détestable) me semble être le remède universel à tous les maux. Bref, la panacée, comme disent les ministres qui n’ont jamais fait de grec. Le lycéen dont la vocation est encore incertaine pratiquera avec bonheur la bottinomancie et trouvera sa voie en ouvrant les pages jaunes. Miracle : une vocation de rémouleur vient de naître[2]. La jeune maman, encore hésitante sur le prénom de son nouveau-né, ouvrira un roman. Miracle : un Voldemort nous est donné[3]. Le vacancier peu inspiré ouvrira un atlas et pointera une destination touristique au hasard (même si elle peut le faire, Cléo préfère ne pas tenter l’expérience en direct). Cléo connaît même un monomane répondant parfois (lorsqu’il consent à décrocher son téléphone) au prénom de Jean-Christophe, et qui pratique l’adagiomancie. Il pointe au hasard un adage d’Érasme et vaticine pendant une heure sans notes devant un public médusé, le tout pour un tarif défiant l’entendement.
J’entends d’ici la sourde plainte de mon fan-club : « Tout cela est sublime, Cléo[4], mais en quoi cela concerne-t-il les bibliothèques, sujet théorique de ta chronique ? ». Je vais te dire, ô lecteur de peu de foi. C’est en péripatétisant comme une Stagirite de première division dans les travées d’une bibliothèque publique, puis en ouvrant par hasard le livre d’Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, et en tombant par hasard sur la page 239, au chapitre intitulé : « Lire l’avenir », que j’ai trouvé la divine inspiration de ma chronique du jour (ou plutôt : la diurne inspiration de ma divine chronique). C’est pourquoi les bibliothèques modernes, en particulier la bibliothèque municipale de Dijon, qui possède un précieux exemplaire d’Alberto Manguel, sont pleines d’avenir, alors que nos candidats aux comices élyséennes ne lisent plus depuis bien longtemps.
Bibliographie :
ARTEMIDORE d’Ephèse, La clef des songes ; tr. André-Jean Festugière. Vrin, Paris, 1975. (Bibliothèque des textes philosophiques).
HIPPOCRATE, Pronostic ; éd. et tr. Jacques Jouanna, avec la collaboration d’Anargyros Anastassiou et Caroline Magdelaine. Les Belles Lettres, Paris, 2013. (CUF).
HOMERE, Iliade, 3 vol. ; éd. et tr. Paul Mazon, préface de Jean-Pierre Vernant. Les Belles Lettres, Paris, 2011. (Classiques en poche).
PLATON, Criton, éd. et tr. Maurice Croiset. Les Belles Lettres, Paris, 1920 (CUF).
PLUTARQUE, Vies. Tome XIV, Dion. Brutus ; éd. et tr. Robert Flacelière et Émile Chambry. Les Belles Lettres, Paris, 1978. (CUF).
CICERON, De la divination ; traduit et commenté par Gérard Freyburger et John Scheid ; préface d’Amin Maalouf. Les Belles Lettres, Paris, 1992 ; 2004. (La roue à livres).
ATHANASE, Vie d’Antoine ; éd et tr. G.J.M. Bartelink. Cerf, Paris, 1994. (Sources chrétiennes).
SAINT AUGUSTIN, Confessions. Livres I-VIII ; éd. et tr. Pierre de Labriolle. Les Belles Lettres, Paris, 13e tirage revu et corrigé, 1990 (CUF).
ÉRASME, Adages ; sous la dir. de Jean-Christophe Saladin. Les Belles Lettres, Paris, 2013. (Le miroir des humanistes).
MANGUEL (Alberto), Une histoire de la lecture ; tr. par Christine Le Bœuf. Actes Sud, Arles, 1998.
Ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones, Annuaire officiel des abonnés au téléphone. Haute-Marne, 1951.
[1] La variante donnée par certains manuscrits (« sur Le Bon Coin ») semble devoir être rejetée pour des raisons que nous ne pouvons exposer ici.
[2] Évidemment, si l’on pratique avec l’annuaire de la Haute-Marne, édition 1951... Cléo décline toute responsabilité dans la recrudescence de vocations aussi baroques.
[3] Évidemment, si l’on pratique avec une collection de Harry Potter… Cléo décline toute responsabilité dans la recrudescence de prénoms aussi baroques.
[4] Oui, je sais.