Prenons une bibliothèque d’Alexandrie avant J.-C. et une bibliothèque moderne. Nous remarquons aussitôt que la principale différence entre les deux modèles tient en un mot : latrinae.
¶ latrinae, fr. toilettes, du turc alaturka tuvalet.
Les toilettes sont l’accessoire le plus important d’une bibliothèque. De Villeurbanne à Rio et de Reykjavík à Tokyo, the most frequently asked question to the librarian est : « Où sont les toilettes, s’il vous plaît ? » (à Innsbruck, il est vrai, on dit plutôt : « Wo sind die Toiletten, bitte ? »). Ce fait, étonnant au premier abord, s’explique et se conçoit pourtant aisément. En effet, les érudits, dont l’habitude de lire aux toilettes est proverbiale, prirent l’habitude de disposer autour de leurs latrinae des rayonnages garnis de rouleaux car, Cicero non dixit, « une pièce sans livre est comme un corps sans âme ». Certains amis des inscriptions et belles-lettres poussèrent le chic jusqu’à composer à même les remparts d’aisance des épigrammes dont la poésie illumine encore les riches heures de l’apprenti latiniste, comme l’émouvant Apollinaris, medicus Titi imperatoris, hic cacavit bene conservé à Herculanum. Par suite d’un ample mouvement de démocratisation des belles-lettres, le papyrus manuscrit succéda au mur de pierre, l’in-folio juridique au papyrus manuscrit et le folio jeunesse illustré à l’in-folio juridique ; plusieurs pièces garnies de livres s’agglutinèrent autour du foyer primitif, en un plan appelé rez-de-chaussée, auquel s’ajouta bientôt un étage, parfois quinze, ainsi qu’un abonnement à l’Équipe.
De nos jours, les toilettes sont généralement, quoique de manière discrète, reléguées hors des espaces de lecture stricto sensu. Quelle importance, direz-vous ? La fonction principale d’une bibliothèque moderne étant de générer des statistiques d’entrées, de sorties et d’activité à destination de l’administration de tutelle qui pourra ajuster son budget en fonction d’icelles, l’architecte taquin, de connivence avec le conservateur des lieux et les fabricants de téléphones mobiles, eux aussi au parfum, a tenu à situer les toilettes hors de la salle de lecture, obligeant les usagers à actionner plusieurs fois par heure le portillon d’entrées/sorties pour vaquer à leurs occupations, contribuant à abonder sans même le supputer le budget annuel de leur institution, et faisant ainsi des toilettes, après le téléphone mobile, l’accessoire le plus important de la bibliothèque. Quod erat demonstrandum (Euclide, Alexandrin connu).
C’est ainsi que les bibliothèques d’aujourd’hui (en particulier la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, qui a récemment rouvert ses portes après plusieurs mois de toilettage) sont grandes, alors que la bibliothèque d’Alexandrie avant J.-C., qui ne disposait pas de toilettes à portillon automatique de comptage des entrées et sorties, demeure très surfaite.
Cléo
Bibliographie :
CANFORA (Luciano), La véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie ; trad. Jean-Paul Manganaro et Danielle Dubroca. Desjonquères, Paris, 1988.
MALISSARD (Alain), Les Romains et l’eau, Les Belles Lettres, Paris, 1994.