Grim Fandango
Genre : Point and Click
Console : Windows / Mac / PS4 / PSVita
30 octobre 1998 / 27 janvier 2015
Si vous avez grandi dans les années 1990 et que vous jouiez aux jeux vidéo, peut-être que le nom de LucasArts ne vous est pas inconnu. Développeur des jeux Star Wars mais aussi de nombreux jeux originaux d’aventure sur PC, dont Monkey Island et Day of the Tentacle, LucasArts a créé une autre curiosité́ répondant au doux nom de Grim Fandango. Dans ce point and click sorti en 1998, classique comme ils pouvaient l’être à cette période, le joueur incarnait Manuel Calavera, un employé́ du DDM, le Département des Morts. Son job ? se déguiser en Faucheuse pour récolter l’âme des morts puis… essayer de leur vendre un ticket pour l’autre monde correspondant à leur vie passée, comme un agent de voyages. Plus ils étaient vertueux, plus leur voyage était agréable et classieux. Seulement au DDM, la compétition est rude, et l’ennemi juré de Manuel, Domino, a toujours droit aux bons clients tandis que Manny se retrouve constamment avec le fond du panier. Il décide donc d’intercepter l’un des contrats de Domino pour garder son poste. Seulement voilà, ce faisant, il met le doigt dans une affaire de corruption et de magouilles qui l’enverra parcourir le monde des morts pendant quatre longues années. En gros, Grim Fandango propose au joueur d’incarner la Mort et de se promener dans l’Autre Monde comme si de rien n’était. Glauque, n’est-ce pas ?
Manuel Calavera, en cape et en os
Pas tant que ça en fait puisque tout l’univers du jeu reste assez léger. Mourir est un processus normal, et chacun fait de son mieux pour « vivre » avec. Humour noir et second degré sont au rendez-vous, ainsi que, et c’est ce qui nous intéresse ici, de nombreuses références à une célèbre fête d’outre-Atlantique. Si je vous dis : célébration des morts et mascarade en costume aux alentours de la fin octobre vous me répondez ? Halloween ? Certes. Mais il se trouve que, sur le Nouveau Continent, il n’existe pas que les États-Unis. En effet, en Amérique centrale, et plus particulièrement au Mexique, la culture de la mort a une place majeure. Bien que ces manifestations aient lieu à des dates proches de celles de la Toussaint et d’Halloween et qu’elles célèbrent les disparus, leur origine, leur forme et leur déroulement sont complètement différents. El Dia de los Muertos (ou le jour des Morts dans la langue de Molière) s’étale sur trois jours, du 31 octobre au 2 novembre.
Cortège festif durant el Dia de los Muertos
Plusieurs variations existent en fonction des communautés qui la célèbrent, mais, en général, le 31 est réservé aux angelitos (les enfants morts), à qui l’on offre ce jour-là des sucreries en guise de goûter, déposées sur des autels aux effigies des défunts bambins. Les angelitos sont d’ailleurs visibles sous forme de petits squelettes aux ailes d’anges dans Grim Fandango lorsque Manny se retrouve prisonnier de Domino dans son complexe sous-marin.
Les angelitos dans Grim Fandango
Le 1er novembre est quant à lui consacré à la commémoration des adultes défunts, où là aussi des offrandes sont déposées sur des autels décorés par des calaveras (ou têtes de mort joliment agencées). Calaveras, comme le nom de famille de Manny, tout à fait. Et c’est au troisième jour, soit le 2 novembre, que la fête bat son plein : familles et amis viennent tenir compagnie à leurs défunts toute la journée dans les cimetières, où ils apportent de quoi pique-niquer, jouent de la musique et sont parfois prêts à dormir à leurs côtés la nuit pour ne pas les quitter. Chez nous, il n’y a guère que la tombe de Jim Morrisson qui génère autant de ramdam.
Cimetière décoré pour el Dia de los Muertos
L’intrigue de Grim Fandango s’y réfère d’ailleurs de façon amusante puisqu’elle débute justement le troisième jour de la fête des Morts, ce qui explique l’absence d’habitants à El Marrow, la ville où démarre l’aventure, les morts étant partis visiter les vivants exceptionnellement pour l’occasion. Afin de pousser la référence encore plus loin, Manny trouvera au début de son aventure des baguettes de pain nommées pan de los muertos, des spécialités cuites spécialement pour servir d’offrandes lors de ces fêtes. Autre offrande fréquente qui joue un rôle particulier dans le jeu, les fleurs. Bien qu’elles soient nombreuses et annoncent une mort certaine pour les habitants du Monde des Morts (oui parce que, dans la logique du jeu, les protagonistes étant déjà morts, difficile de les retuer, « à moins qu’ils ne servent d’engrais » se sont dit les développeurs, ce qui est assez intelligent si on y réfléchit bien), une variété est préférée comme offrande ce jour-là : les cempasúchil ou roses d’Inde.
Cempasúchil
Mais là où la recherche devient réellement intéressante, c’est lorsque Manny parvient à la fin de son périple, au terminus du train menant les morts dans le Neuvième Monde. La station est bâtie sur une pyramide précolombienne, et son garde arbore un chapeau coloré ressemblant à une collerette. Tout ce décor et cette ambiance renvoient aux origines aztèques d’el Dia de los Muertos. Il y a 2500-3000 ans de cela, les Aztèques célébraient leurs morts au neuvième mois de leur calendrier (soit début août). À l’arrivée des premiers colons, deux fêtes notables étaient célébrées : Miccaihuitontli pour les enfants et Hueymiccalhuitl pour les adultes. Vingt jours séparaient ces deux fêtes, durant lesquels les vivants ne décoraient pas des autels mais des xócotl, des arbres spécialement utilisés pour l’occasion, dont on retirait l’écorce pour y placer des fleurs. Toutes ces célébrations étaient faites en l’honneur de Mictecacihuatl, la déesse de la Mort et femme de Mictlantecuhtli, souverain du Mictlan, le Monde des Morts. Il est intéressant de noter que ce Mictlantecuhtli a eu un rôle capital dans le mythe fondateur de la création des hommes, ce qui suggère que la mort n’est pas complètement à craindre puisque faisant partie intégrante de la vie (ne jamais oublier que la dualité Bien et Mal est un concept judéo-chrétien et que, dans la grande majorité des autres cultures, tout n’est pas aussi catégorique. Par exemple, ici, la mort n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est, c’est tout. Donc autant l’accepter). Le Codex Chimalpopoca (sorte de livre peint dans lequel est raconté l’histoire des Aztèques), et plus précisément sa troisième partie, « La Leyenda de los Soles », raconte comment Mictlantecuhtli est invité par Quetzalcoatl, une autre divinité majeure du panthéon aztèque, pour récupérer les ossements des premiers habitants de la Terre afin de les recréer. Le dieu du Mitclan accepte à condition que son visiteur parvienne à souffler dans une conque sans trous. Après y être parvenu en appelant des vers pour y percer des trous et des abeilles pour la faire sonner, Quetzalcoatl s’en va. Mais Mictlantecuhtli décide de lui jouer un tour en faisant creuser une ornière sur son chemin. Le messager y tombe et brise les os, qu’il ramasse comme il peut pour reformer l’humanité. André Thévet, explorateur français du XVIe siècle, explique dans son ouvrage Histoyre du Mechique que ça serait la raison pour laquelle les hommes sont plus petits que les géants qui avaient vécu sur Terre avant eux.
Mictlantecuhtli et Quetzalcoatl comme décrits dans le Codex Borgia, un autre codex précolombien
Malgré son ambiance de film noir à certains moments, il est beau de voir un jeu tel que Grim Fandango puiser autant dans la culture mexicaine et assimiler parfaitement son esthétisme ou ses références. Bien que le style de jeu point and click soit peut-être un peu lent et déjà daté pour les joueurs des années 2000, l’humour et l’ambiance générale en font toujours un titre plaisant à (re)découvrir.