Amis des Classiques, les mythes sont des miroirs : il suffit de les regarder pour voir le reflet véridique, de notre âme et de l’âme du monde. Par Laure de Chantal
Combien de fois nous sommes-nous perdus dans un mois, dans un an, dans une vie et, pour ceux n’ayant pas le mystérieux « sens de l’orientation » dans une simple journée ? Perdre ses repères, en trouver de nouveaux, est un rite initiatique plus ou moins cruel auquel nous sommes confrontés quotidiennement, avec ou sans GPS embarqué. Perdons-nous un moment dans l’espace non cartographié qui sépare le mythe de l’histoire. Promenons-nous dans ces bois obscurs, où raison et prodiges coexistent, à la recherche de Thésée. C’est dans cette zone franche fascinante qu’il habite, en compagnie de quelques personnages célèbres comme Romulus, Midas ou Minos.
Dans ces lieux incertains du « peut-être » allons à la rencontre de Thésée, l’homme du labyrinthe.
Ses aventures sont abondamment racontées chez les auteurs latins et grecs. Il y aurait eu une grande épopée nommée la Théséide,mais celle-ci s’est perdue dans les lacis du temps et il n’y a plus qu’à espérer qu’elle n’était pas très réussie. La figure du dirigeant d’Athènes a ceci de particulier d’être présente à la fois chez les poètes (épiques ou tragiques, comiques) mais aussi chez les historiens, notamment chez Plutarque qui lui consacre une de ses Vies. Ce texte, qui se lit comme un tout petit roman est riche de raretés et d’enseignements.
Bref rappel des faits.
Thésée est le fils caché du roi d’Athènes, Égée. Il grandit à Trézène, au nord de l’Argolide. Lorsqu’il découvre son identité et choisit d’aller à la rencontre de son père, contre toute attente, au lieu de se rendre à Athènes par mer, il choisit d’aller par terre. À quoi pouvait bien ressembler le Péloponnèse à la fin des temps héroïques ? A un petit coin d’enfer, à ceci près que l’on peut, en plus, y mourir. La route, précise Plutarque, n’est « nulle part dégagée, ni à l’abri des brigands et des malfaiteurs ». Cette époque quasi mythique — que l’on songe que quelques générations auparavant les hommes, les autochtones, naissaient directement de la terre — a produit, selon Plutarque « des hommes, qui par la force de leurs bras, la vitesse de leurs jambes et la vigueur de leur corps, étaient semble-t-il extraordinaires et infatigables, mais qui, au lieu d’appliquer ces qualités à des fins honnêtes et utiles, ne trouvaient de plaisir que dans une orgueilleuse violence et profitaient de leur force pour assouvir leur cruauté impitoyable et pour soumettre, contraindre et détruire tout ce qui leur passaient sous la main. » Parmi ces monstres et ces âmes damnées, se trouvent dans l’ordre Périphétès et sa massue, Sinis le ployeur de pins, la laie de Crommyon (qui était peut-être le surnom d’une petite voleuse nommée Phaïa), Scyron qui jette ses victimes du haut d’une falaise, Cercyon, Procuste… bref des malabars (et une malabraise) armés jusqu’aux dents face à un adolescent de seize ans. Car tel est à peu près l’âge du jeune héros qui s’élance vers l’inconnu. Il n’est qu’un éphèbe et tient plus du petit poucet rêveur que du fier à bras. Il faut se figurer un garçon à peine sorti de l’enfance, seul, la nuit, perdu dans la campagne avec pour uniques compagnes et guides les étoiles, l’épée ainsi que ses chaussures de son père. À la différence de Jason ou d'Ulysse par exemple, il n’a ni compagnons ni déesse pour veiller sur lui. Mais il sort de ce premier labyrinthe, un lacis de routes incertaines, pour arriver à Athènes.
Il trouve une cité en proie aux troubles et aux dissensions. À la tête de la ville, un roi vieillissant, Égée, gouverné par Médée la magicienne qui voit une menace dans Thésée qu’elle a reconnu. Elle persuade le vieil homme qui ne reconnaît plus grand chose d’empoisonner ce jeune inconnu qui ne peut être qu'un comploteur : la ville en compte tellement ! Mais en plein milieu du dîner, Thésée sort le glaive paternel pour couper la viande (sic) et Égée le reconnaît, renversant alors la coupe contenant poison. Mais alors qu’il pourrait rester là et mettre un terme à son voyage, Thésée reprend la route, d’abord vers Marathon pour en débarrasser la population d’un taureau, qu’Héraclès aurait laissé échapper. Il n’y a pas si long entre les deux villes, mais par une nuit d’orage, le jeune garçon se perd encore. Il trouve refuge chez une vieille femme, Hécalé. La vieille dame meurt avant le retour de Thésée mais elle est par la suite récompensée de son hospitalité.
Et puis le héros choisit de se perdre à nouveau dans le labyrinthe de Dédale, dont personne, pas même son créateur ne connaît l’issue, et encore moins celui qui en est prisonnier, le Minotaure. En effet pour conclure la paix avec la Crète, Athènes a accepté de donner tous les neuf ans, sept garçons et sept filles pour qu’ils soient livrés au labyrinthe, soit qu’ils soient dévorés par la bête, soit qu’ils meurent de faim et de soif, perdus dans le labyrinthe. Thésée ne fait pas partie des enfants tirés au sort, et pourtant il choisit de se perdre avec eux, d’être avalé par le labyrinthe, avec pour seule certitude la présence d’un monstre affamé qui, malgré ses origines, préfère la chair humaine au régime crétois. Quelle est la sortie de labyrinthe ? Personne ne le sait. L’issue la plus probable en est la mort. Muni de cette connaissance, il est sans doute presqu’aussi difficile d’entrer dans le labyrinthe que d’en sortir. Le seul espoir de Thésée tient à un fil, celui que lui a confié Ariane, la fille du roi Minos. La jeune femme, comme les autres femmes de sa famille, Pasiphaé et Phèdre, se perd dans un amour délétère. Sans doute au regard de sa mère, Pasiphae, qui s’éprend du taureau et donne naissance au Minotaure, et de sa sœur Phèdre qui s’éprend de son beau-fils, la passion d’Ariane est-elle moins destructrice : elle se contente de succomber à un bel inconnu et de partir avec lui. Et puis le fil qu’elle lui donne lui permet de couper définitivement les liens avec sa famille.
Le dernier dédale dans lequel descend Thésée est le plus dangereux car il s’agit des Enfers. Là encore, c’est volontairement que Thésée accepte de se perdre, un peu par amour et beaucoup par amitié.
Thésée au pouvoir, après avoir épuisé plus d’une reine, enlève avec son ami Pirithoos une toute jeune fille, une débutante amenée à connaître un destin fameux, Hélène. Comme aucun des deux amis ne souhaite partager et que la pauvre Hélène, qui joue encore à la poupée, n’a pas son mot à dire, les deux larrons décident de partir aux Enfers pour y enlever Koré, l’éternelle jeune fille et reine des Enfers. De ce dernier imbroglio, Plutarque, moraliste autant qu’historien, a quelque peu honte car Thésée n’est plus du tout un éphèbe et Hélène est à peine une enfant. Le héros reste prisonnier de cet Enfer-là, jusqu’à ce qu’Héraclès l’en libère. Plutarque lui prête une fin plutôt triste. Quand il revient à Athènes après tant d’années, il a quasi perdu sa place. Le destin lui présente une fin peu héroïque : Thésée trouve la mort en tombant d’une falaise, soit qu’il ait été poussé soit qu’il ait bêtement glissé.
Miroir, mon beau miroir antique, où est Thésée en ce mois de juin 2018?
Il est au cœur de tous les jeunes lycéens perdus, livrés en pâture à un algorithme, et qui se demandent s’il faut aller se perdre dans le labyrinthe des études supérieures.
Il est au cœur des amoureux (qui sont toujours jeunes) et qui se perdent dans une aventure à l’issue incertaine.
Il est à l’oreille des voyageurs qui se perdent dans les lacis des cités dont on ne connaît pas la langue.