Comme Sisyphe qui, en remontant péniblement son rocher, apercevrait un jour au détour du sentier qu’il emprunte sempiternellement, une petite fleur ou un papillon virevoltant de ses ocres ailes (oui, il faut imaginer Sisyphe heureux !), il arrive parfois, même aux enseignants de lettres classiques, de vivre des expériences extraordinaires, de ces petits miracles qui leur donnent envie de « poursuivre l’aventure en se donnant à trois CCC pour C », malgré les réformes successives et les coups bas d’une administration en recherche de rentabilité pédagogique. Et je ne parle pas seulement des petites attentions qu’offrent les élèves en fin d’année, lesquelles font chaud au cœur mais prennent la poussière et encombrent les tiroirs ; non, je parle de ces véritables miracles comme seuls savent en réaliser les oies du Capitole ou les Sénateurs romains voulant dissimuler la réalité de la disparition de Romulus.
Parmi ces instants de grâce, le summum est la participation au Certamen Ciceronianum Arpinas. Si cette illustre institution vous est aussi inconnue que les causes de la disparition des Mycéniens, imaginez-vous un avatar du Concours de l’Eurovision dans lequel les candidats s’affronteraient autour d’une version latine, coachés individuellement ou presque par leur enseignant, le tout dans le village natal de Cicéron (et de Marius, on l’oublie toujours !) : autant dire que pour les trente âmes italiennes qui y habitent toute l’année, les invasions barbares ne sont pas qu’une expression que l’on peut lire dans les (vieux) manuels d’histoire. Si pour l’instant nous ne sommes que trois Françaises (je salue mes deux autres collègues au passage !) à avoir eu le privilège et l’honneur de participer à cette antique institution, gageons qu’à l’avenir vous serez nombreux et nombreuses à vouloir vous embarquer pour la grande aventure. Vous ne pourrez pas dire que vous n’étiez pas prévenus.
L’arrivée même au lieu de rassemblement ferait passer le récit des tempêtes provoquées par l’ouverture de l’outre d’Eole pour une petite escale touristique : si Arpino n’est qu’à une heure de train de Rome, le trajet qui mène de la gare d’Arpino à l’hôtel, 5 km au bas mot, nécessite quant à lui pas loin de quatre heures et trois moyens de transports différents. Il n’est guère que la pittoresque Vespa que nous n’avons pas empruntée, la valise ne tenant pas au-dessus du guidon. Le premier soir est également l’occasion de réviser les lois homériques de l’hospitalité : aussi chaleureuses que formulaires. Il suffit de remplacer « le pain et les viandes » du banquet des héros par « des pâtes et des pommes de terre ». Comme Télémaque et Ulysse, comptez rentrer chez vous bien lestés, non de vases précieux toutefois mais d’une surcharge pondérale non négligeable, que la bière partagée avec vos collègues européens ou les multiples capuccini sirotés pendant les longues phases d’attente auront bien contribué à alimenter.
Après une bonne nuit de sommeil, s’il est vraiment possible d’appliquer cette expression à l’hôtellerie italienne (si en ce moment même vous vous dites que votre dévouée servante aime décidément son petit confort, c’est que vous n’êtes jamais encore parti en voyage scolaire en Italie, foi de Pauline !), c’est le jour J, celui pendant lequel les élèves composent pendant des heures tandis que les enseignants tentent désespérément de tromper l’ennui, ce monstre délicat qui, les jours de surveillance du bac déjà, fait passer le collage d’étiquettes sur les bords des copies pour une activité aussi trépidante que le déchiffrement du linéaire B. Certes, nos collègues italiens ont prévu pour les hordes d’enseignants assoiffés de culture antique que nous sommes, une matinée de conférences universitaires ; mais que celui qui est capable d’écouter en V.O. non sous-titrée, non amplifiée par un micro et non climatisée un exposé de plus de 40 minutes sur la postérité des tournures grammaticales cicéroniennes dans l’œuvre de Boèce me jette la première pierre...
Lorsque paraît la fille du matin, l’aube aux doigts de rose, arrive enfin le deuxième jour, celui des escapades culturelles. Et là, il vaut mieux ne pas avoir fait précéder sa venue à Arpino d’une visite préalable à Rome : les trois pavés d’époque de l’antique via et la statue de Cicéron sur la place centrale sont en effet au forum romain ou aux bustes du Palazzo Maxime ce qu’est le Da Vinci Code aux romans d’Umberto Eco. Si vous ne craignez donc nullement le syndrome de Stendhal, vous pourrez toutefois y vivre des expériences insolites ou pittoresques telles que le serrage de main et les hochements de tête répétés aux politiciens locaux dont vous ne comprenez ni ne goutez guère les plaisanteries, une interview (en anglais, excusez du peu !) pour le Times sur le profil des élèves latinistes en France et les spécificités du modèle d’éducation à la française, un discours entièrement dit en latin par l’abbé de Montecassino, une parodie très bruyante et dans un itanglais peu compréhensible de Roméo et Juliette, ou enfin un concert de rock qui rendrait presque Laura Pausini sympathique et agréable à écouter. Si vous n’êtes psychologiquement pas prêt à vivre tout cela, dites-vous pourtant que ce n’est rien en comparaison du fait que vous devrez également chaperonner vos élèves lors d’un bal géant organisé à l’échelle du village et réunissant tout ce que l’Europe compte de mieux en matière d’élèves de Terminale.
Quand arrive enfin le troisième et dernier jour, celui de la remise des prix, c’est sous une chaleur accablante (avec un peu de rapidité, il est toutefois possible de se procurer une casquette à l’effigie du concours ; sinon, vous pourrez toujours vous rabattre sur les magnets en guise de trophée), et pendant pas loin de quatre heures (oui, les Italiens font toujours les choses en grand), que, sur les 150 mètres carrés que compte la place centrale du village se tassent tous les participants mais également tous les élus locaux d’Italie et de Navarre venus remettre les prix à la dizaine de gagnants du concours. Si vous tendez bien l’oreille, vous aurez toutefois peut-être la chance d’entendre, au moins une fois, au milieu des discours politiques et des éloges des divers sponsors tous aussi originaux qu’un peplum sur Cléopâtre, un discours de remerciements improvisés par un élève lauréat en latin !! En tout cas, on nous l’a fait miroiter, et c’est pour cela que nous sommes restées.
Malgré tout, c’est précisément quand tout s’arrête que le véritable miracle se produit, quand vous prenez conscience que, malgré les périls dans lesquels se trouve actuellement l’enseignement des langues anciennes, un petit village résiste à l’envahisseur, donne à un concours de version latine l’ampleur des Jeux Olympiques, et réussit surtout à donner à tous les enseignants l’envie de revenir l’année suivante (il faut avouer que l’obtention d’un diplôme honorifique à la « professoressa » Le Jeune n’y est pas tout à fait étrangère....) : Heureux qui comme Ulysse, a fait un long voyage.
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