Priape & Vénus – La transidentité dans le monde gréco-romain

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Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.

Il y a quelques semaines, alors que je donnais un cours sur la place de la femme dans la société romaine, une de mes élèves de troisième secondaire (l’équivalent de la troisième année de collège en France) m’a posé la question suivante : « Qu’en était-il de la transidentité dans la société romaine ? ». Il va sans dire que je fus véritablement prise au dépourvu. J’ai été en mesure de répondre, mais de manière fort succincte ; j’ai évoqué le devin Tirésias, l’empereur romain Héliogabale, ainsi que le travestissement. J’ai alors été véritablement intriguée par la question, et je me suis renseignée sur la transidentité dans le monde gréco-romain.

Dans cette chronique, je vous partage les résultats de mes recherches. L’objectif n’est pas d’infirmer ou de confirmer l’existence de personnes transidentitaires dans l’Antiquité, mais bien de présenter des faits pour permettre à chacun de former son opinion en connaissance de cause. Pour structurer ma recherche, je me suis notamment inspirée de ce qu’on peut lire dans les milieux militants. Les Galles (prêtres de la déesse Cybèle) et l’empereur romain Héliogabale sont ainsi régulièrement utilisés par les activistes pour appuyer l’existence des personnes transgenres dans le monde antique.

Avant de nous plonger dans le vif du sujet, il me semble primordial de définir ce que l’on entend par transidentité. Cette dernière consiste à s’identifier d’un genre différent de son sexe biologique. Le terme en lui-même apparaît en Allemagne au XXe siècle. Il est formé au moyen de la préposition latine trans qui signifie « au-delà », « par-delà », « de l’autre côté ». Il n’existe pas de terme équivalent dans la langue latine ou dans la langue grecque. Le concept de transidentité est, d’un point de vue lexical, relativement récent. Sans équivalence linguistique, notre recherche ne peut se réduire à chercher un terme ou un concept équivalent, mais doit s’étendre à tout comportement social qui montre une transgression des sexes et des normes de genre.

La mythologie comporte nombre de légendes où il est question d’un changement de sexe. On peut ainsi penser à Jupiter qui prend l’apparence d’Artémis pour séduire Callisto (Ovide, Métamorphoses II, 401 - 496) ou encore Athéna qui apparaît sous l’apparence de Mentor à Ulysse et Télémaque dans l’Odyssée. Ces deux situations n’évoquent toutefois pas un changement de sexe en raison d’un sentiment profond, caractéristique de la transidentité. Mais, dans la mythologie, deux métamorphoses sortent du lot puisqu’intervient un souhait du protagoniste : celles du devin Tirésias et du héros Cénée.

Tirésias est un devin originaire de Thèbes. Un jour, alors qu’il se promenait en forêt, il vit deux serpents en train de s’accoupler. Il les sépara avec son bâton et fut aussitôt métamorphosé en femme. Huit ans plus tard, la même scène se reproduisit. Il sépare les serpents et redevient un homme. Voici ce qu’écrit Ovide à son sujet :

En effet, ayant un jour rencontré dans une forêt deux gros serpents par l'amour réunis, Tirésias les avait frappés de sa baguette, et soudain, ô prodige ! d'homme qu'il était, il devint femme, et conserva ce sexe pendant sept ans. Le huitième printemps offrit encore les mêmes reptiles à ses regards : "Si quand on vous blesse, dit-il, votre pouvoir est assez grand pour changer la nature de votre ennemi, je vais vous frapper une seconde fois". Il les frappe, et soudain, reprenant son premier sexe, il redevint ce qu'il avait été.

Ovide, Métamorphoses III, 324

Dans le cas de Tirésias, la transition de sexe n’est pas voulue, c’est une punition. Il espère d’ailleurs redevenir un homme lorsqu’il sépare pour la deuxième fois le couple de serpents. Sa seconde métamorphose, visant à retrouver son corps et son sexe d’origine, est en revanche voulue par le devin. La situation est quelque peu différente pour Cénée qui serait devenue un homme des suites d’un vœu.

Cænéus était né femme, mais, après que Poséidon se fut uni à elle, elle obtint du dieu de devenir un homme invulnérable. Pour cette raison, dans la bataille contre les Centaures, il ne se préoccupa aucunement des blessures, et il en tua un très grand nombre : mais les rescapés le neutralisèrent, ils l’étendirent à terre et l’ensevelirent sous un tas de troncs de sapins.

Apollodore, Epitome 22

Le grec est très clair sur le fait que Cénée devienne un homme (ἀνήρ). Néanmoins, la motivation derrière ce souhait reste incertaine. Ovide propose une explication :

Caenis, fille d'Élatée, la plus belle des vierges de Thessalie, était célèbre pour sa beauté. Dans les villes voisines, dans tes propres cités – oui, Achille, elle était de ton pays –, de nombreux prétendants avaient sollicité sa main, mais en vain. Peut-être Pélée aussi aurait-il été tenté de s'unir à elle ; mais ou bien son union avec ta mère avait déjà été accomplie, ou bien elle lui avait été promise, et Caenis n'épousa personne. Un jour qu'elle arpentait un coin caché du rivage, le dieu des mers la viola. C'est ce que disait la Renommée. Dès que Neptune eut goûté aux joies de ce nouvel amour, il dit : “ Tu peux faire un vœu, sans avoir à craindre un refus ; choisis ce que tu voudras ! ” La même Renommée disait aussi : “ L'outrage subi, répondit Caenis, me suggère un vœu important : pouvoir ne plus jamais subir un tel sort. Fais que je ne sois plus femme, et tu m'auras tout donné ”. Elle prononça ces derniers mots sur un ton plus grave, et sa voix pouvait passer pour celle d'un homme, ce qu'il était devenu. Le dieu des mers déjà avait réalisé son vœu, et lui avait accordé de surcroît le pouvoir d'être inaccessible à toutes les blessures et celui de ne pas périr par le fer. Heureux de ce présent, le fils d'Atrax s'éloigne et passe sa vie en homme, parcourant en tous sens les campagnes du Pénée.

Ovide, Métamorphoses, XII, 189-209

La jeune femme aurait choisi de devenir un homme pour une raison psychologique ; s’assurer de ne plus jamais subir d’agression sexuelle. Ce souhait ne résulte donc pas d’un sentiment profond ou de ce que l’on nomme aujourd’hui la dysphorie de genre. Il semnle dès lors délicat d’associer Cénée à la conception moderne de transidentité.

Un autre mythe est également souvent utilisé pour attester de l’existence de personnes transgenres dans l’Antiquité. Il s’agit du mythe des Androgynes raconté par Aristophane dans le Banquet de Platon. Certains soutiennent que ce mythe serait une évocation de la transidentité, car il y serait question de trois genres : les hommes, les femmes, et les androgynes (littéralement « les hommes-femmes », donc un genre mixte). On peut ainsi lire dans un article : « Platon opère dans ce récit mythologique une distinction entre genre et sexe, car les trois espèces humaines étaient dotées d’attributs sexuels binaires (mâle et femelle), donc il existait deux sexes anatomiques, mais trois genres[1]. ». Cependant, ce mythe peut aussi se comprendre comme une explication des orientations sexuelles ; hétérosexualité, homosexualité, saphisme. Chaque essayant de retrouver sa moitié selon qu’il était à l’origine un homme (homosexualité), une femme (saphisme) ou un androgyne (hétérosexualité).

Un dernier personnage mythologique qui est souvent considéré comme « transgenre » est Hermaphrodite, fils d’Hermès et Aphrodite. Hermaphrodite est ce que l’on appelle aujourd’hui une personne intersexe. L’existence de ces derniers est avérée et documentée. Mais ils étaient considérés comme des monstres et des prodiges, et étaient le plus souvent tués ou abandonnés. Mais si l’intersexualité n’est pas visible, ces enfants peuvent parvenir à l’âge adulte. La littérature présente plusieurs cas de changements soudains et spontanés de sexe. Ce sont toujours des filles qui deviennent des garçons. On est alors face à ce que l’on qualifie de pseudohermaphrodisme masculin. Diodore de Sicile rapporte deux cas en particulier. Le texte est long, mais je vous partage les passages essentiels :

Dans la ville d'Arabie nommée Abai vivait un homme nommé Diophante ; c'était un Macédonien. Cet homme avait épousé une femme arabe du pays et en avait eu un fils qui portait le même nom que lui et une fille qu'on appelait Héraïs. Son fils, il le vit mourir avant l'âge d'homme ; quant à sa fille, qui était en âge de se marier, il la dota et la maria à un homme nommé Samiadès. Celui-ci donc vécut un an avec sa femme et partit ensuite pour un long voyage. Héraïs, elle, tomba, dit-on, dans un mal étrange et absolument incroyable : il lui vint en effet une forte inflammation dans la région du bas-ventre. L'endroit tuméfié enfla davantage et de fortes fièvres apparurent ensuite ; les médecins diagnostiquèrent une lacération dans la région du col de la matrice. Ils appliquèrent des soins qu'ils supposaient devoir réduire la tumeur et, le septième jour, il se produisit une rupture de la peau et il sortit des organes féminins d'Hérais un membre viril avec des testicules. La rupture des organes et le phénomène se produisirent sans qu'il y eût là ni médecin ni aucune autre personne étrangère : il n'y avait que la mère de la patiente et deux servantes. Stupéfiées par l'étrangeté du phénomène, elles donnèrent à Héraïs les soins appropriés et gardèrent le silence sur ce qui s'était passé. Et la femme, quitte de son mal, portait toujours les vêtements féminins et continuait ses fonctions domestiques d'épouse ; l'opinion de ceux qui étaient au courant de sa transformation était qu'il s'agissait d'un cas d'hermaphroditisme. [...] et on dit qu'Hérais, quand sa honte eut été découverte, changea sa toilette féminine pour prendre le costume d'un jeune homme ; les médecins, quand on leur montra les organes qui étaient apparus, reconnurent qu'un sexe mâle s'était trouvé caché à l'endroit correspondant du sexe féminin ; une membrane avait, à l'encontre de ce qui se passe normalement, enveloppé le sexe, et il s'était produit une fistule par où les excréments s'évacuaient. Aussi fallut-il inciser l'endroit où la fistule s'était produite et la faire cicatriser et, quand ils eurent mis les organes masculins dans leur état normal, ils passèrent pour avoir usé d'une thérapeutique reconnue. Hérais, qui avait pris le nom de Diophante, fut incorporée dans la cavalerie et combattit aux côtés du roi. [...] Une métamorphose toute pareille à ce phénomène survint trente ans plus tard dans la ville d'Épidaure. Il y avait en effet une Epidaurienne qui passait pour une jeune fille ; orpheline de père et de mère, elle s'appelait Kallo. Chez elle, l'ouverture du canal naturel des femmes était occluse, mais, près du sexe, par un point qui s'était creusé en fistule, elle évacuait et un plus d’humeurs depuis sa naissance. Parvenue à la fleur de l'âge, elle fut mariée à un de ses concitoyens. Elle vécut deux ans avec son, mais sans pouvoir assumer son rôle d'épouse et forcée de supporter cette union contre nature. Plus tard, une inflammation se déclara chez elle autour du sexe ; il lui vint ensuite de fortes douleurs et on appela des médecins en nombre. Personne parmi eux ne voulait s'engager à la traiter, mais un apothicaire lui promit de la guérir ; il incisa la tumeur dont il sortit un sexe masculin : des testicules et un pénis qui n'était pas percé. Tout le monde fut stupéfait du prodige et l'apothicaire entreprit de remédier aux autres déficiences de la nature. Il pratiqua donc d'abord une incision dans le gland du pénis qu'il perça jusqu'à l'urètre ; il y passa une fine sonde d'argent et évacua les urines par cette voie ; il scarifia la fistule et la ferma. Puis, quand il eut guéri sa patiente de cette façon, il réclama des honoraires doubles : il prétendait en effet avoir reçu une jeune femme malade et en avoir refait un jeune homme bien portant. Kallô, laissant les navettes à tisser et le travail féminin de la laine, prit le costume et toutes les autres habitudes d'un homme et changea son nom en celui de Kallôn par l'addition de la seule lettre N à la fin de son ancien nom.

Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XXXII, fr. 34

Nous sommes ici face à deux récits véritables de changement de sexe qui ne concernent pas la mythologie. La mention d’éléments médicaux plus ou moins précis montre la volonté de Diodore de Sicile de donner une certaine véracité à son récit. Ces deux femmes sont toutes deux prises d’un mal mystérieux caractérisé par des douleurs au bas-ventre d’où finit par surgir un sexe masculin. Dans les deux cas, ces femmes changent de nom, de vêtement, et de statut social. Ce sont désormais des hommes, et considéré comme tels. Diodore n’aborde pas la question, mais on peut se demander ce que ressentent ces êtres dimorphes d’un point de vue psychologique. Car s’ils adoptent une identité masculine, se sentent-ils véritablement comme des hommes, eux qui ont vécu comme des femmes jusqu’à leur « métamorphose », ou ont-ils souffert de dysphorie ? Impossible de le savoir, bien évidemment.

Mais encore une fois, nous ne sommes pas face à un changement volontaire de sexe ; ces changements relèvent d’une condition médicale. Herais et Kallo sont intersexuées, et connaissent plus exactement un pseudohermaphrodisme. Nous nous attarderons plus en détail sur l’hermaphrodisme dans une prochaine chronique.

La médecine antique s’est penchée sur la notion de corps masculin et de corps féminin. Elle distingue deux sexes, et deux genres correspondants. Le corps féminin est en vérité vue comme une anomalie du sexe masculin. Hippocrate oppose le corps masculin, chaud, et le corps féminin, humide. La distinction entre les sexes ne serait ainsi pas seulement anatomique. Si l’on se penche sur le traité Du Régime (XXVIII – XXIX), conservé dans le corpus hippocratique et daté du Ve siècle, on découvre au livre I une théorie qui peut évoquer la notion de fluidité du genre, mais qui reste néanmoins dépendante d’une binarité des sexes. Le texte vise à expliquer les diverses apparences des individus, et les différentes manières d’être homme ou femme. Le « genre » serait déterminé par l’appariement des semences masculines et féminines lors de la conception. La semence peut influencer le caractère de l’individu. Ainsi, un individu peut être plus ou moins viril, et plus ou moins féminin selon la combinaison des semences masculines et féminines. L’individu « normal » serait dès lors celui dont genre et sexe sont en adéquation.

Si l’élément mâle vient de la femme et l’élément femelle de l’homme, mais que le mâle l’emporte, il se développe de la même façon que précédemment et l’élément femelle dépérit. Ces hommes sont efféminés et sont appelés ainsi à juste titre.

[Hippocrate], Du Régime, XXVIII, 4

Si l’élément femelle vient de l’homme et l’élément mâle de la femme, mais que la femelle l’emporte, il se développe de la même façon. Ces femmes sont plus audacieuses que les précédentes et sont appelées viriles (ἀνδρεῖαι ὀνομάζονται).

[Hippocrate], Du Régime, XXIX, 1

Il ne semble pas être question ici d’intersexualité (l’hypothèse n’est même pas évoquée), mais de psychologie. Ce que l’on pourrait sans doute aujourd’hui dénommer « identité de genre », ou « dysphorie de genre ». Cette dernière serait dès lors prédéterminée à la conception.

La question d’identité de genre et de changement de sexe (dans le sens de situation sociale) est peu présente dans la littérature. En revanche, le travestissement a une forte occurrence. Se travestir consiste à porter des vêtements et/ou des accessoires du sexe opposé, et éventuellement d’en adopter l’attitude. Il transgresse les frontières du genre. Plusieurs héros de la mythologie ont y ont recourt, comme Achille ou Hercule. Mais un cas est souvent présenté comme relevant de la transidentité ; celui des Galles.

Les Galles sont des servants émasculés de la déesse Cybèle. Ils ont une forme ambiguë, ni homme ni femme. Ces hommes pratiquaient une castration rituelle lors du dies sanguinaria (le 24 mars) pour imiter le geste d’Attis, compagnon de Cybèle. À l’origine, et jusqu’au règne de Claude, les citoyens romains ne pouvaient pas devenir Galles, ce qui implique qu’ils étaient tous d’origine étrangère, orientale. Les textes antiques présentent généralement les Galles de manière négative, sûrement avec exagération. S’ils sont généralement désignés au masculin (Gallus,i), certains auteurs, comme Catulle, les genrent au féminins (Gallae). Cette dénomination est sans doute due à leur accoutrement. En effet, les Galles portent des « étoffes rehaussées de safran et de pourpre brillante », leurs tuniques ont des manches, etc (c.f. Virgile, Enéide IX, 614-620) ; ce qui est typiquement féminin. Leur démarche est également perçue comme féminine. Mais cela est-il suffisant pour voir dans les Galles des femmes transgenres ? La question est plus que délicate.

Un deuxième cas de figure est celui de membres d’un peuple scythe qu’Hippocrate qualifie de semblable aux eunuques, car « ils se livrent à des travaux féminins et ont une voix semblable à celle des femmes » (Hippocrate, Airs, eaux, lieux XXII, 1). Ils sont appelés ἀνανδριεῖς (« efféminé »). Mais encore une fois, ce comportement ne découle pas du fait qu’ils s’identifient d’un genre différent de leur sexe biologique. Regardons ce que dit Hippocrate :

Je vais indiquer maintenant ce qu'il me semble de l'origine de cette maladie. L'équitation produit chez les Scythes des engorgements aux articulations, parce qu'ils ont toujours les jambes pendantes. Chez ceux qui sont gravement atteints, la hanche se retire et ils deviennent boiteux. Ils se traitent de la manière suivante : quand la maladie commence, ils se font ouvrir les deux veines qui sont près des oreilles. Après que le sang a cessé de couler, la faiblesse les assoupit et les endort ; à leur réveil, les uns sont guéris, les autres ne le sont pas. Je présume que c'est justement par ce traitement que la semence est altérée, car près des oreilles il y a des veines qui rendent impuissant lorsqu'elles sont ouvertes ; or, je pense qu'ils coupent précisément ces veines. Lorsque, après cette opération, ils ont commerce avec une femme et qu'ils ne peuvent accomplir l'acte, d'abord ils ne s'en inquiètent point et restent tranquilles ; mais si après deux, trois ou plusieurs tentatives, ils ne réussissent pas mieux ; s'imaginant que c'est une punition d'un dieu qu'ils auraient offensé, ils prennent les habits de femme, déclarent leur éviration (impuissance), se mêlent avec les femmes et s'occupent aux mêmes travaux qu'elles. Cette maladie attaque les riches et non les classes inférieures ; [elle attaque] les plus nobles, les plus puissants par leur fortune, parce qu'ils vont à cheval ; [elle épargne] les pauvres par cela même qu'ils ne vont point à cheval.

Hippocrate, Airs, eaux, lieux XXII

Ces hommes se mêlent aux femmes en raison d’une impuissance sexuelle. L’impossibilité de se comporter en homme, de procréer semble être une négation de leur virilité, de ce qui fait d’eux un homme à part entière. Ils ne « deviennent » pas des femmes parce qu’ils se sentent femmes, mais bien parce qu’ils ne sont plus des hommes. Le sexe féminin est alors le sexe par défaut.

Peut-être que le travestissement pouvait être une manière d’exprimer son identité de genre à une époque où n’existait aucune alternative médicale. Mais les exemples que nous venons de voir ne montrent pas de cas de figure de ce genre. En effet, il est employé soit dans le cadre d’un culte (Galles), soit par des femmes afin de jouir de privilèges réservés aux hommes, comme assister aux Jeux Olympiques.

On trouve sur la route d'Olympie, avant de traverser l'Alphée, une montagne qui, du côté de Scillonte, a des rochers très hauts et très escarpés ; on la nomme le mont Typaeos. La loi veut chez les Éléens, qu'on précipite du haut de cette montagne les femmes qu'on surprend aux jeux Olympiques, ou qui osent seulement traverser l'Alphée pendant les jours où cela leur est défendu. Callipatira est, disent-ils, la seule femme qui s'y soit laissé prendre ; d'autres la nomment Phérénice, et non Callipatira. [8] Son mari étant mort avant elle, elle prit tout l'ajustement d'un maître de gymnastique, et conduisit son fils à Olympie pour combattre dans les jeux. Pisirodos (c'était le nom du jeune homme) ayant remporté le prix, Callipatira, en franchissant la barrière qui tient renfermés les maîtres de gymnastique, laissa reconnaître son sexe. On la renvoya cependant sans la punir, par considération pour son père, ses frères et son fils, qui avaient tous été couronnés aux jeux Olympiques ; mais on rendit une loi portant que désormais les maîtres de gymnastique ne se présentassent que nus à ces exercices.

Pausanias, Description de la Grèce, V, 6

On peut également penser à la comédie L’assemblée des femmes d’Aristophane où les femmes revêtent les habits de leurs époux, et se rassemblent sur l’agora pour prendre des mesures à la place des hommes pour le bien de la cité. Dans les deux cas, il n’est pas question d’un changement de genre. Le travestissement est ici une manière d’obtenir des droits réservés aux hommes.

Pour en revenir à la question de la transidentité, un cas de changement, ou du moins de questionnement de genre semble être évoqué par Lucien dans son Dialogue des courtisanes. Deux prostituées, Lééna et Clonarium discutent, et la première raconte une aventure qu’elle a eue avec une certaine Megilla.

LÉÉNA. Ensuite elles m'ont embrassée comme des hommes, non seulement en appliquant les lèvres, mais en entrouvrant la bouche, me caressant, me pressant la gorge. Démonassa même me mordait en me donnant des baisers. Pour moi, je ne voyais pas où elles voulaient en venir. Enfin Mégilla tout animée, enlève sa chevelure postiche, faite à se méprendre et parfaitement ajustée, se montre rasée jusqu'à la peau, comme un vigoureux athlète. Cette vue me jette dans un grand trouble. "Lééna, me dit-elle, as-tu vu un plus beau garçon ? - Mais, lui dis-je, je ne vois pas de garçon, Mégilla. - Ne parle pas de moi au féminin, dit-elle, je m'appelle Mégillus. J'ai, depuis longtemps, épousé Démonassa. Elle est ma femme." A ces mots, Clonarium, ne pouvant m'empêcher de rire : "Mégillus lui dis-je, vous étiez un homme, à votre insu, comme Achille, caché parmi les filles sous ses habits de pourpre. Mais alors vous êtes fait comme un homme, et vous vous conduisez en mari avec Démonasa ? - Je n'ai pas précisément tout ce qu'il faut, Lééna, reprit-elle, mais je n'en ai pas absolument besoin. D'ailleurs, tu me verras à l'œuvre et travailler de fort agréable manière. - Vous êtes donc un hermaphrodite, lui dis-je, comme on dit qu'il y a eu beaucoup de gens ayant les deux sexes ?" En effet, Clonarium, je ne me doutais pas de ce qu'il en était. "Non, me répondit-elle, je suis vraiment homme. 4. - C'est que j'ai entendu dire, repris-je, à la Béotienne Isménodore, joueuse de flûte, qui me racontait les histoires de son pays, qu'il y a eu jadis un Thébain changé de femme en homme. C'était aussi, je crois, un fameux devin, nommé Tirésias. Est-ce qu'il vous est arrivé quelque chose de pareil ? - Non, dit-elle, Lééna ; je suis venue au monde, comme vous toutes, mais j'ai les goûts, les désirs et le reste d'un homme. - Et il vous suffit des désirs ? lui répondis-je. - Lééna, me dit-elle, laisse-moi faire, si tu ne me crois pas, et tu comprendras que je suis tout à fait un homme. J'ai ce qu'il faut pour te convaincre : encore une fois, laisse-toi faire, et tu verras." Je me suis laissé faire, Clonarium, j'ai cédé à ses instances, accompagnées d'un magnifique collier et d'une robe de lin du plus fin tissu. Je l'ai saisie dans mes bras comme un homme. Elle m'a embrassée toute haletante, et m'a paru goûter le plus vif plaisir.

Lucien de Samosate, Dialogues des courtisanes, 5

À la lecture de cet extrait, il est difficile de ne pas voir chez Megilla un questionnement de son identité de genre et une volonté d’agir comme le sexe opposé qui s’exprime par l’apparence physique (crâne rasé), la volonté d’être désignée au masculin, et un comportement masculin. Néanmoins, cette identité masculine semble dissimulée au grand public pour n’être dévoilée que dans un contexte plus intime. On peut s’interroger sur ce qu’il se passerait si Megilla disait ce qu’elle ressentait haut et fort, et si elle assumait cette identité masculine au grand jour. Aurait-ce été toléré ? Malheureusement, cela serait faire preuve d’un peu trop d’optimisme.

Enfin, on peut évoquer le cas de Sporus, favori de Néron. On sait peu de choses sur lui. Dion Cassius écrit qu’il ressemblait à Poppée, la femme décédée de Néron. Voici ce que rapporte Suétone sur la relation qu’entretenait Néron avec le jeune homme :

Après avoir fait émasculer un enfant nommé Sporus, il prétendit même le métamorphoser en femme, se le fit amener avec sa dot et son voile rouge, en grand cortège, suivant le cérémonial ordinaire des mariages, et le traita comme son épouse ; c'est ce qui inspira à quelqu'un cette plaisanterie assez spirituelle : « Quel bonheur pour l'humanité si Domitius son père avait pris une telle femme ! » Ce Sporus, paré comme une impératrice et porte en litière, le suivit dans tous les centres judiciaires et marchés de la Grèce, puis, à Rome, Néron le promena aux Sigillaires en le couvrant de baisers à tout instant.

Suétone, Vie de Néron, XXVIII, 3

Le changement d’identité de Sporus n’est ainsi pas volontaire, mais imposé par Néron. S’il avait, après son mariage, l’apparence d’une femme et était désigné comme une femme, s’en sentait-il pour autant comme une ? Nul ne peut le savoir.

Pour conclure cette chronique, je vais m’attarder sur le cas de l’empereur romain Varius, plus connu sous le nom d’Héliogabale. Il est en effet inenvisageable de rédiger une chronique sur la transidentité dans le monde antique sans évoquer Héliogabale, qui est souvent présenté comme une « icône trans » ou comme « la première impératrice trans de l’histoire ». Rien que ça ! Pour appuyer cela, certains se basent sur des passages littéraires issus de l’Histoire Auguste ou de Dion Cassius.

Héliogabale nait en 203 à Emèse en Syrie. À l’âge de treize ans, il devient grand prêtre du dieu Elagabal. Un an plus tard, après l’assassinat de Caracalla, il est proclamé empereur par l’armée. Il a régné sur l’Empire romain de 218 à 222 avant d’être assassiné et jeté dans le Tibre. En seulement trente mois de règne, Héliogabale s’est taillé une réputation de « monstrueux tyran ».  L’Histoire Auguste commence d’ailleurs ainsi : « Jamais je n’aurais composé la vie d’Elagabal Antonin – appelé aussi Varius – afin d’éviter que l’on sache qu’il fut un empereur romain, si avant lui ce même empire n’avait connu des Caligulas, des Nérons et des Vitellius ».

Les biographies d’Héliogabale ont toutes un point commun : la dépravation sexuelle de l’empereur. Il avait la réputation de laisser libre cours à ses pulsions sexuelles et entretenait de nombreuses liaisons avec des femmes et des hommes. Il serait allé jusqu’à épouser une Vestale !

Mais pourquoi Varius est-il aujourd’hui présenté comme un personnage phare de l’histoire transgenre ? Eh bien, selon plusieurs auteurs, le jeune garçon se serait pris pour une femme dans certaines occasions. Mais est-ce suffisant pour affirmer qu’Héliogabale désirait être genré au féminin et se sentait ainsi femme comme certains l’affirment ?

Finalement, pour en revenir au récit déjà commencé, s'étant fait épouser, il répondait aux noms de femme, de maîtresse, de reine, travaillait la laine, portait parfois une résille sur la tête, se maquillait les yeux, se fardait le visage de blanc de céruse et de rouge d'anchuse. Une fois, il se rasa le menton et, à cette occasion, célébra une fête ; après quoi, il s'épilait, de manière à ressembler par là à une femme. Souvent, il recevait les salutations des sénateurs, en restant couché.

Dion Cassius, Histoire romaine 79, 14, 3, 4

À sa vue, Sardanapale s'élança vers lui en dansant en mesure et, quand il eut été salué, ainsi qu'il convenait, en ces termes : « Maître et empereur, salut », étonnamment, il ploya la nuque, à la manière d'une femme, puis releva les yeux et lui fit, sans la moindre hésitation, cette réponse : « Ne m'appelle pas ton maître, car, moi, je suis ta maîtresse.

Dion Cassius, Histoire romaine 79, 16, 4 

Ce travestissement ne se serait pas limité à une apparence, un accoutrement, mais ce serait étendu à sa sexualité. L’empereur aurait demandé conseil à des femmes pour qu’elles lui montrent et apprennent comment se comporter avec ses partenaires masculins. Mais en plus de ce travestissement, Varius serait même allé jusqu’à vouloir atteindre une bisexualité complète au moyen d’une incision au-dessus du pubis. Ce qui pourrait faire de l’empereur-prêtre une personne non-binaire. Mais seul Dion Cassius fait part de cette anecdote, qui sera reprise au XIIe siècle par Jean Zonaras. Ni l’Histoire Auguste, ni Hérodien ou Aurelius Victor qui ont eux aussi écrit sur la vie d’Héliogabale ne font mention d’une telle volonté de l’empereur.

7.1 Sardanapale fut conduit à un tel degré de dépravation qu’il demanda même à ses médecins de lui ménager, au moyen d’une incision, un sexe de femme, leur promettant des honoraires élevés pour ce service.

7.2 Avitus, à ce que dit Dion, supplia son médecin de le rendre bisexué, par le moyen de son art, en lui faisant une incision par l’avant.

Dion Cassius, Histoire romaine 79, 16

La question qu’il faut se poser est la suivante : dans quelle mesure peut-on se fier aux écrits des historiens antiques ? Il ne faut oublier que l’apparence et le comportement d’un empereur est primordial. Ces deux choses sont critiquées par les auteurs antiques qui insistent sur le fait que son accoutrement conviendrait mieux à une femme qu’à un homme. Dans le cas d’Héliogabale, il est particulièrement difficile de démêler le vrai du faux, les faits et les inventions.

Notons tout de même que, pour les Romains, le féminin avait une connotation négative. Une sexualité passive, assimilait l’homme la pratiquant à une femme. Traiter un homme d’efféminé, c’est en quelque sorte lui enlever sa virilité. Pour Heliogabale, ses habitudes vestimentaires (souvent dites convenir à une femme plus qu’à un homme), sa passivité dans l’acte sexuel, ou encore sa pratique de la fellation ont pu contribuer à cette « emasculation ». L’empereur était si efféminé, avait un tel manque de virilité qu’il aurait voulu être une femme !

Pour conclure, l’existence et la situation des personnes transgenres dans le monde antique gréco-romain sont délicates. Délicate, car les sources sont principalement mythologiques ou souffrent de la subjectivité des auteurs. Comment savoir où commence le mythe et où finit la réalité ? La frontière est floue, difficile à établir. En vérité, la question de la transidentité dans le monde antique pose la question de ce que l’on entend par cela au sens strict du terme. Seuls deux textes semblent évoquer des personnes qui remettent en cause leur identité de genre : la courtisane Mégillas, et -peut-être- l’empereur Héliogabale. Les faits réels d’un changement de genre et de sexe sont des cas d’hermaphrodisme.

 


[1] Amina, El Nemr, « L’androgyne et l’origine de l’identité de genre », Cahiers de psychologie clinique, 2019/1 (n° 52), pages 79 à 91

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