Priape & Vénus – Le speculum

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Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.

Lors d’une visite du Musée Archéologique National de Naples, je me suis retrouvée face à un objet bien connu, et parfois même redouté, des femmes : le speculum. Il s’agit un outil gynécologique qui permet d’écarter les parois du vagin afin d’accéder à ce dernier ainsi qu’au col de l’utérus. Il est souvent qualifié de misogyne et rebute de nombreuses femmes, qui le lient à des violences obstétriques, à se rendre chez un gynécologue. Pour certaines, le praticien devrait demander son consentement à la patiente avant d’insérer l’instrument, voire même lui permettre de l’insérer elle-même. Si la forme en bec de canard que nous lui connaissons actuellement remonte au XIXᵉ siècle, le speculum trouve cependant ses origines dans l’Antiquité, et évoquait plus un tire-bouchon à levier. 

Emprunté au latin speculum que l’on traduit par le « miroir », l’ « image », la « reproduction fidèle », le terme est formé sur le verbe specio (« regarder »). En grec, on emploie διόπτρα, littéralement « ce qui sert à examiner à travers, à distance » ou bien κατοπτήρ « l’éclaireur », « la sonde » . Le terme dioptre est d’ailleurs encore employé de nos jours, même si moins populaire que son équivalent latin. Le speculum vaginal est donc un outil qui va permettre d’améliorer la vision du médecin en dilatant le vagin et en reflétant ce que l’on voit. 

Le premier à écrire sur le speculum vaginal est Soranos d’Ephèse au IIᵉ siècle. Dans le premier livre de son traité, Maladies des femmes, l’obstétricien consacre un chapitre (XLIX) à l’hémorragie utérine. C’est dans ce contexte qu’il évoque le speculum : 

« Le sang peut ne pas provenir de l’utérus mais aussi du vagin. Quelques-uns ayant cherché à connaître l’origine du sang ont affirmé que celui qui provient du vagin est ténu, jaune (pâle) et chaud, que celui qui provient de la matrice est plus épais, plus foncé de couleur et plus froid. Nous pouvons distinguer le lieu d’où il provient avec plus de sûreté en nous servant du spéculum.[1] »

Le speculum permet d’observer l’intérieur du corps de la femme, et de poser un diagnostic précis. Cela prouve que l’on s’intéressait au corps féminin et à son anatomie, et que la pratique était suffisamment développée pour susciter la création d’appareils spécifiques.

L’instrument est toutefois antérieur à Soranos. En effet, bien que le speculum ne soit pas toujours évoqué dans les textes médicaux, certaines observations et analyses des médecins antiques ne sont possibles (ou du moins ne paraissent possibles) que s’ils ont examiné le vagin de leur patiente au préalable. Or, un tel examen gynécologique n’est possible qu’avec l’utilisation d’un speculum vaginal. Certains extraits d’Hippocrate laissent ainsi penser à un examen gynécologique réalisé à l’aide d’un speculum, par exemple lorsqu’il évoque des ulcères de la matrice (Maladie des femmes 1, 2 ; 1, 3 ; 1, 4, etc.). Il est bien sur possible que le médecin grec fasse des hypothèses et n’aie pas ausculté la patiente, mais ses affirmations semblent trop précises pour cela. S’il ne nomme pas explicitement le speculum, Hippocrate fait néanmoins mention dans le traité Nature de la femme d’une sonde en étain que l’on insère de le vagin, instrument qui n’est pas sans rappeler le speculum vaginal[2].

Nature de la femme 35, 6 : (…) façonner une sonde en étain, la faire glisser à l’intérieur et procéder pareillement avec le doigt.

Nature de la femme 37, 3 : (…) Quand elle sort du bain d’eau ou de vapeur, ouvrez l’orifice après y avoir glissé une sonde, dilatez-le et procédez pareillement avec le doigt.

Nature de la femme 39, 2 : (…) appliquer tout ce qui amollit l’orifice, y faire glisser une sonde, le dilater, procéder pareillement avec le doigt et faire des aspersions.

Au-delà de la supposition, l’archéologie confirme et atteste de l’existence et de l’utilisation du speculum vaginal avant le IIᵉ siècle. On voit qu’il existait différents types de speculum : bivalve, trivalve, ou même quadrivalve. Un grand speculum de la matrice (magnum speculum matricis) daté du Ier siècle a ainsi été découvert au XIXᵉ siècle dans la Maison du chirurgien à Pompéi.

Image : Speculum vaginal en bronze, Pompéi, Maison du chirurgien, Iᵉʳ siècle, Musée Archéologique National de Naples
Image : Speculum vaginal en bronze, Pompéi, Maison du chirurgien, Iᵉʳ siècle, Musée Archéologique National de Naples

Speculum vaginal en bronze, Pompéi, Maison du chirurgien, Iᵉʳ siècle, Musée Archéologique National de Naples

On a également découvert un speculum en bronze au Liban, ainsi que lors des fouilles de Dion, au pied du Mont Olympe, en Grèce en 1933. Un fragment de speculum a été découvert à Varna (Odessos dans l’Antiquité) en Bulgarie.  

Lorsque l’on voit ces spéculums, il est difficile de se représenter leur fonctionnement. Fort heureusement, Paul d’Egine nous renseigne sur leur utilisation : 

« Lorsqu'à l'orifice de la matrice il existe un abcès pouvant être traité par la chirurgie, il ne faut pas l'ouvrir trop promptement, mais seulement lorsque l'affection a atteint sa maturité, que l'inflammation est arrivée à son plus haut degré, et que les parties humides adjacentes sont devenues plus ténues à cause de la puissance de l'utérus.

Pour opérer, on placera la femme renversée sur un siège, ayant les jambes relevées sur le ventre et les cuisses éloignées l'une de l'autre. Les bras seront placés sous les jarrets et y seront attachés avec des liens correspondant les uns aux autres, qu'on suspendra au cou. L'opérateur, étant placé à droite, se servira d'un dioptre adapté à l'âge.

Or, il faut auparavant mesurer avec une sonde la profondeur du vagin de la femme, de peur que, si le canal d'un dioptre est trop grand, il n'arrive que la matrice soit comprimée; et si on trouve que le canal de l'instrument est plus grand que celui du vagin, il faut placer des compresses sur les grandes lèvres, afin que le dioptre s'appuie sur elles. Ensuite on introduit le dioptre de telle sorte que la vis soit à la partie supérieure ; l'instrument est maintenu par l'opérateur, mais c'est un aide qui doit tourner la vis au moyen de laquelle les lames s'écartent et dilatent le vagin.[3] »

Cet extrait est très intéressant pour l’étude du speculum. En effet, on y apprend que l’outil nécessitait la présence de deux personnes, et que la taille du dioptre différait selon l’âge, mais aussi selon la profondeur du vagin. Aujourd’hui encore, la taille du speculum employé par le médecin varie en fonction de son objectif (ce que l’on observe) et la zone à observer. Cela prouve une connaissance et une compréhension du corps féminin par les médecins de l’Antiquité. 

Cet intérêt pour les organes génitaux féminin s’explique en partie par le fait que le corps de la femme permet d’avoir des enfants, et donc d’assurer la pérennité de la famille et de la société. On se rend d’ailleurs compte que l’on examine le corps de la femme lorsqu’il y a un problème qui peut nuire à sa fertilité. Si les examens ne semblent pas préventifs, l’emploi du spéculum , ou d’un équivalent, semble avoir été relativement courant dans le monde gréco-romain.

L’aspect du speculum a bien entendu évolué depuis l’Antiquité, et son emploi s’est simplifié. Cependant, la forme qu’on lui connait actuellement est la même depuis près de deux siècles ! Est-ce sa forme optimale, ou prête-t-on trop peu d’attention au bien être médical des femmes ? De nombreuses femmes, en particulier des jeunes femmes, dénoncent l’inconfort du spéculum, ainsi que les douleurs ou saignements qu’il peut occasionner. Ces plaintes, ces maux, sont par ailleurs souvent minimisés ou tournés en dérision, ce qui est malheureusement souvent le cas des problèmes gynécologiques. Évidemment qu’un examen médical est susceptible d’être douloureux ou incommodant, mais il n’est pas normal qu’il le soit au point que des femmes préfèrent ne pas se faire ausculter.

Chloé Bridoux
 


[1] Soranos d’Ephèse, Maladies des femmes, I, 49, trad. Paul Burguière, Danielle Gourevitch et Yves Malinas, C.U.F., Les Belles Lettres, Paris, 1988.

[2] Hippocrate, Nature de la femme, trad. Florence Bourbon, C.U.F., Les Belles Lettres, Paris, 2008.

[3] Paul d’Egine, Chirurgie, trad. René Briau, Librairie de Victor Masson, Paris, 1855. 

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