Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.
Nous avions brièvement abordé l’hermaphrodisme dans la chronique portant sur la transidentité. Le sujet mérite pourtant que l’on s’y attarde puisque selon les spécialistes, 1,7% de la population nait avec des caractéristiques intersexes. Bien souvent, les enfants intersexes subissent des opérations chirurgicales destinées à les « normaliser », à les faire entrer dans la binarité sexuelle. C’est également un sujet dont on entendait peu parler jusqu’il y peu. À titre personnel, je pense que ma première rencontre avec ce concept fut lorsque je regardais la série Urgence. Dans le cinquième épisode de la cinquième saison, une petite fille du nom de Barbie est amenée à l’hôpital après un accident de la route. Lors de l’opération, les médecins lui découvrent des testicules.
L’hermaphrodisme est le fait d’être doté à la fois de caractères sexuels mâle et femelle. C’est un état d’ambiguïté sexuelle. Le terme nous vient de la mythologie, et du dieu Hermaphrodite, fils d’Hermès et Aphrodite.
L’enfant était, à sa naissance, de sexe masculin, et avait hérité du charme et de la beauté de ses parents. Un jour, le jeune homme décide de parcourir le monde. Ses voyages le portent en Carie, près d’une source, habitée par la nymphe Salmacis. Quand elle vit Hermaphrodite, elle en tomba immédiatement amoureuse et voulu s’unir à lui. Elle va tenter de le séduire, mais il refuse. De crainte de le voir s’éloigner, Salmacis lui cède la place dans l’eau et fait mine de s’éloigner. Alors qu’Hermaphrodite pénètre dans l’eau, la nymphe s’élance sur lui. Elle s’accroche au jeune homme et l’entraine dans les profondeurs. Mais le dieu se refuse toujours à elle. Salmacis prie alors les dieux qu’ils ne soient jamais séparés. Lorsqu’Hermaphrodite sort de l’eau, il doit se rendre à l’évidence ; les dieux ont exaucé le souhait de la nymphe, et l’ont transformé en un être androgyne, ni homme ni femme, mais un mélange des deux. Désespéré, il implore es parents de maudire la source. Désormais, toute personne se baignant dans la source subira le même sort qu’Hermaphrodite[1].
Au sens strict, l’hermaphrodisme est la possession des organes sexuels masculins et féminins, et la capacité de se reproduire. Cela n’est pas attesté chez l’être humain. À vrai dire, les personnes intersexes sont bien souvent stériles. Le terme « hermaphrodisme » n’est plus employé de nos jours, et est fortement critiqué par la communauté LGBTQ+ qui le considère comme daté et offensant. On va désormais parler d’intersexuation. Cette condition anatomique implique que les caractéristiques sexuelles ne correspondent pas aux normes binaires (masculin et féminin), la personne est donc « entre les deux sexes ». Il existe différents type d’intersexuation, mais je ne vais pas entrer dans les détails.
L’existence de personnes intersexuée est attestée dans le monde gréco-romain, que ce soit dans la mythologie avec le personnage d’Hermaphrodite, dans la littérature, ou encore dans les textes de lois, comme nous le verrons. Plusieurs dénominations sont employées pour ces personnes : hermaphrodites, être dimorphe, androgyne, mais aussi monstre (du latin monstrum ; signe envoyé par les dieux) et prodige (prodigium). Et ces deux derniers termes sont particulièrement intéressants car ils nous renseignent sur la perception des hermaphrodites. Un être hermaphrodite est ainsi un avertissement divin, un signe de la colère des dieux, et de rupture de la pax deorum. Tite-Live rapporte même que les hermaphrodites étaient considérés comme les présages les plus funestes (Histoire romaine XXXI, 12, 8).
Traditionnellement, on refusait d’élever un enfant en cas de tare physique, c’est-à-dire de défaut physique considéré comme un signe surnaturel négatif. L’enfant était alors abandonné sur base d’une croyance religieuse. Le fait d’abandonner un enfant est « l’exposition ».
En Grèce, l’exposition prenait place après l’accouchement, avant le rituel d’amphidromie où le père reconnaissait son enfant. Cette cérémonie n’était célébrée que pour les enfants que le père comptait nourrir et élever. La décision d’exposition relevait de la puissance paternelle. L’exposition d’enfant était également pratiquée à Rome. Cependant, à l’inverse du monde grec, l’exposition n’était pas décidée avant la cérémonie de reconnaissance de l’enfant. Le père de famille, et lui seul, décide de prendre ou non l’enfant dans ses bras et de l’accueillir dans la famille, de l’exposer, ou même de tuer l’enfant. Le handicap physique n’était pas le seul cas de figure où l’on abandonnait un enfant : ce pouvait être parce que la mère avait commis un adultère, en cas de pauvreté, ou encore parce que l’on avait une fille. Il semble en effet que les filles étaient plus sujette à l’exposition.
Le cas des enfants porteurs d’un handicap physique est pris en compte par le droit romain, et ce depuis les lois royales. Selon Denys d’Halicarnasse, une loi de Romulus imposait aux Romains d’exposer les enfant infirmes et monstrueux.
1. Par ces institutions Romulus régla suffisamment et disposa convenablement la ville pour la paix et pour la guerre : et il la rendit grande et populeuse par les moyens suivants.
2. En premier lieu, il obligea les habitants élever tous leurs enfants mâles et pour les filles la première-née, et il leur interdit de tuer tous les enfants en-dessous de trois ans à moins qu'ils ne soient infirmes ou monstrueux à leur naissance. Ceux-ci il n'interdit pas aux parents de les exposer, pourvu qu’ils les aient montrés d’abord à cinq voisins proches et que ceux-ci l’aient approuvé. Pour ceux qui désobéissaient à cette loi il fixa diverses pénalités, y compris la confiscation de la moitié de leur propriété.
Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines II, 15, 1-2
Si l’enfant doit être montré à cinq voisins, ce devait sans doute être pour éviter que des parents pauvres n’abandonnent leur enfant par manque de moyen, ou que l’on abandonne une fille en raison de son sexe. Cette loi est également mentionnée par Cicéron dans le De legibus III, 8, 19 : Deinde, quom esset cito necatus tamquam ex XII tabulis insignis ad deformitatem puer, breui tempore nescio quo pacto recreatus multoque taetrior et foedior renatus est.
Notons toutefois que la loi de Romulus semble être un choix plus qu’une obligation. La loi des douze tables amène cette idée d’obligation, mais elle n’évoque pas de sanction possible pour les parents qui ne tuent pas l’enfant difforme. Les textes n’explicitent pas non plus quelles sont ces difformités.
Quoiqu’il en soit, des personnes hermaphrodites sont parvenues à l’âge adulte. Cela pouvait arriver si les parents minimisent la difformité de leur enfant et ignorent le présage, ou si l’ambiguïté sexuelle n’était pas visible à la naissance. La littérature rapporte divers cas d’hermaphrodisme. Il s’agit principalement de femmes qui deviennent des hommes. C’est d’ailleurs pour deux femmes dans cette situation qu’on eut lieu les premières chirurgies de changement de sexe, ou plutôt d’affirmation, comme nous l’avons vu dans le chronique sur la transidentité.
Que se passait-il lorsqu’un être androgyne parvenait à l’âge adulte et était découvert ? L’hermaphrodisme étant assimilée à un prodige, les Romains tuaient généralement les personnes concernées. Trois façons d’éliminer les hermaphrodites sont attestées : noyade, abandon sur une île déserte ou mort par le feu. La mort par noyage était généralement privilégiée.
(…) à Frusinone il y avait un nouveau-né de la taille d'un enfant de quatre ans ; c'était moins sa taille qui paraissait surprenante que l'incertitude de son sexe ; comme l'enfant né à Sinuessa deux ans auparavant, on ne pouvait dire s'il était homme ou femme. Des aruspices, mandés d'Étrurie à Rome, déclarèrent que ce prodige était sinistre et de mauvais augure : il fallait rejeter l'enfant hors du territoire romain, ne lui laisser aucun contact avec la terre, et le noyer dans la mer. On l'enferma donc vivant dans un coffre, on le porta en pleine mer et on l'y submergea. Par un autre décret des pontifes, trois chœurs de neuf jeunes filles chacun durent parcourir la ville en chantant un hymne aux dieux
Tite-Live, Histoire Romaine, 27, 37
Au début de la guerre des Marches, il y avait en tout cas, selon les informations, un Italien vivant non loin de Rome qui avait épousé un hermaphrodite semblable à ceux décrits ci-dessus ; il déposa une information devant le sénat qui, dans un accès de terreur superstitieuse et en obéissance aux devins étrusques, ordonna de brûler vif la créature.
Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, XXXII, 12, 1
La situation des hermaphrodites semble néanmoins avoir changé au Ier siècle de notre ère. On le voit par exemple dans cet extrait d’Aulu-Gelle :
Les métamorphoses des femmes en hommes ne sont point une fable. Nous lisons dans les annales que, sous le consulat de Q. Licinius Crassus et de C. Cassius Longinus, une fille de Casinum, vivant avec ses parents, devint un jeune garçon, et qu'elle fut transportée par l'ordre des aruspices, dans une île déserte. Licinius Mucianus prétendit avoir vu à Argos un jeune homme appelé Arescon, qui, jadis fille, sous le nom d' Arescusa, avait été marié ; mais la barbe et les organes de la virilité s'étant manifestés, il avait épousé une femme. Le même Licinius dit avoir vu, à Smyrne, un jeune homme qui subit une semblable métamorphose. J'ai vu moi-même en Afrique L. Cossicius, citoyen de Thysdrus, qui, femme d'abord, changea de sexe le jour de ses noces. Il vit encore au moment où je raconte son aventure.
Aulu-Gelle, Nuits Attiques, 9, 4, 15
Cette évolution des mentalités est probablement due au fait que les croyances liées aux prodiges s’estompent. Les prodiges ne sont d’ailleurs plus annoncés en début d’année, ni consignés dans les Annales. La perception et le traitement accordé aux personnes intersexuées évolue alors de manière positive, comme le montre par exemple ce passage de l’Histoire Naturelle :
Il y a des êtres qui réunissent les deux sexes, nous les appelons hermaphrodites ; on les appelait autrefois androgynes, et on les regardait comme des monstres. Aujourd'hui ils font les délices du libertinage.
Pline l’Ancien, Histoire romaine VII, 3
Néanmoins, la place au sein de l’espèce humaine est confuse. Où les placer ? Homme ou femme ? Le droit romain s’est penché sur la question. Le juriste Sabinus écrit : « Quaeritur, hermaphroditum cui comparamus ? Et magis puto eius sexus aestimandum, qui in eo praevalet. ». Un hermaphrodite se voyait donc attribuer le sexe dont les caractéristiques génitales étaient les plus développées. Ce que nous faisons encore à l’heure actuelle. L’attribution d’un sexe était primordiale puisque c’est de ce dernier que dépendent les droits de la personne.
Un exemple de l’évolution de la perception des personnes intersexuées, est le cas de Favorinus d’Arles, aussi appelé l’Hermaphrodite d’Arles. Favorinus est un philosophe né à Arles entre 80 et 90. La particularité de Favorinus est qu’il est né sans testicules. Adulte, il ne présentait pas les signes de la masculinité comme la pilosité du visage et du corps, avait une voix aigüe et une apparence féminine. Pour devenir un philosophe reconnu, il a dû surmonter l’obstacle de on intersexualité. Plusieurs auteurs ont évoqué son intersexualité avec un dégout non dissimulé. Lucien, dans son dialogue L’Eunuque, écrit par exemple que les eunuques « doivent être exclus non seulement de la philosophie, mais des sacrifices, des eaux lustrales, de toutes les réunions : "C'est, a-t-il ajouté, une vue de mauvais augure, une rencontre funeste, que de voir, en sortant le matin de sa maison, un de ces êtres dégradés." Il a continué longtemps sur ce ton, disant qu'un eunuque n'est ni homme ni femme, mais je ne sais quel composé, un affreux mélange, un monstre étranger à la nature humaine ». Mais un événement de la vie de Favorinus est particulièrement intéressant : il fut accusé d’adultère par un ancien consul. Cela montre qu’au IIe siècle, une personne intersexe pouvait avoir les droits d’un homme et être jugé comme tel.
Mais tout cela ne veut pas pour autant dire que les personnes intersexes n’étaient plus sujets à des préjugés ou à une certaine discrimination. De nos jours encore, l’intersexualité est vue comme un problème à guérir. Les personnes intersexes militent pour leurs droits, et ceux des enfants intersexes. Un de leur combat concerne les interventions chirurgicales pratiquées sur les enfants nés intersexes afin que leur appareil génital corresponde aux normes. Ils décrivent cette pratique comme une mutilation. Il est important de sensibiliser à cette question et de changer les mentalités.
[1] Ovide, Métamorphoses IV, 274-388.