Retour vers le futur - C’est ainsi que les récits meurent

Texte :

Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot explore comment les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.

Un homme, ça se fabrique avec du métal, parfois un alliage. Mais de quelle trempe les hommes sont-ils faits ? Combien de temps avant que leur fer ne se rouille ?

Et plût au ciel que je n'eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux de la cinquième race, et que je fusse ou mort plus tôt ou né plus tard. Car c'est maintenant la race du fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d'être consumés par les dures angoisses que leur enverront les dieux. Du moins trouveront-ils encore quelques biens mêlés à leurs maux. Mais l'heure viendra où Zeus anéantira à son tour cette race d'hommes périssables : ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le père alors ne ressemblera plus à son fils ni les fils à leur père ; l'hôte ne sera plus cher à son hôte, l'ami à son ami, le frère à son frère, ainsi qu'aux jours passés. À leurs parents, sitôt qu'ils vieillissent, ils ne montreront que mépris ; pour se plaindre d'eux, ils s'exprimeront en paroles rudes, les méchants ! et ne connaîtront même pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui les ont nourris ils refuseront les aliments. Nul prix ne s'attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c'est à l'artisan de crimes, à l'homme tout démesure qu'iront leurs respects ; le seul droit sera la force, la conscience n'existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu'il appuiera d'un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s'attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant pour l'Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels : contre le mal il ne sera point de recours.

Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 174-201, traduction de Paul Mazon

 

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Hésiode soudain dit « je ». J’aurais voulu, dit-il, ne pas vivre parmi la cinquième race. Il a raconté ce que sont les races. C’est une affaire de temps comme toutes les histoires qui finissent mal. La race d’or ce sont les premiers hommes, et ils vivent si longtemps, ils sont si beaux qu’ils portent sur le visage l’enfance passée parmi les dieux. La race d’argent ne reflète pas l’enfance mais s’y recueille, ils vivent cent ans d’enfance et après ils ne sauront pas être des hommes car ils ne connaissent ni les dieux ni la fiction — alors voici que vient l’été la saison violente et la mort vient tout contre. Après l’argent, la race de bronze — eux savent aimer ! ils aiment Arès, la guerre, les choses immenses, la mort des hommes. Ils n’ont rien d’autre à dire mais cela ils s’y tiennent, c’est ce qui leur tient lieu de tendresse. 
Alors quoi ? de pire en pire ? On dessinerait des lignes lentes : tel est l’avenir des hommes. D’abord la beauté, l’être, et puis le trouble s’emparant des formes : les hommes alors ne survivent plus à leur enfance ; à la génération d’après ils vivront sans enfance. Et la ligne de fuite est si admirable quand elle scintille aux couleurs des métaux : l’or l’argent le bronze et puis ? Tout cela finira mal et vivement la fin du monde que tout entre en fusion, et brille et brûle avec une plus grande chaleur, un plus grand éclat encore que le visage d’enfant des premiers hommes modelés dans les mains des dieux. Vivement la fin du monde et ses feux d’artifices cependant qu’on invente les chandelles et les fusées. En fin de compte l’histoire est simple.
L’irrégularité se dit au passage, on n’y décèle au premier regard aucune inflexion si grave qu’il faudrait effacer, redessiner les lignes. D’un vers à l’autre et comme les jours s’enchaînent la race de bronze s’éteint et laisse naître à sa suite la race des héros. C’est eux que chante Homère : voici les hommes d’autrefois, ils sont si près qu’on reconnaît leurs traits, parfois ils nous ressemblent. Ils étaient plus grands que nous. Les héros meurent comme les autres, ce sont des êtres du passé. Mais dire qu’après la race d’or, la race d’argent et la race de bronze naît la race des héros, c’est un écueil où la généalogie s'échoue. Les héros vivent armés de bronze, mais ils sont de chair et de sang. On dirait que l’histoire se joue alors comme l'écrit Walter Benjamin entre la main et le métal, ou plutôt que le métal est devenu rêve de métal, c’est le rêve où Troie est prise, et plus tard dans ce même rêve Hector tendra les mains vers Énée, les yeux pâles, pour dire de sauver quelque chose de ce monde. Il n’en restera que des noms, et ce nom de Rome qu’on a voulu donner au monde entier. L’âge des héros est une hallucination — cette hallucination, ce n’est pas l’amour fou de la guerre, cela appartient à la race de bronze. Ce n’est pas l’enfance magnifique de l’humanité, ce sont les races d’or et d’argent qui l’ont vécue. Mais voyez comme tout s’enchaîne : l’or, l’argent, le bronze, voyez la lumière qui décline comme le jour se rétrécit à l’approche du soir. L’éclat se ternit. Alors nous n’aurions plus pour être hommes qu’un cœur très petit sous une lumière très faible. Pourtant la décadence ne suffit pas. Le geste d’Hésiode rassemble les images éparses et fait de l’humanité un récit qui s’achève au jour où s’éveille le poète. Son mouvement immense, unique, ouvre à l’homme le futur car il le fait voir. Si l’homme marche à jamais vers sa propre disparition, Hésiode lui offre l’invention la plus désespérée : un système du chaos.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que voyant déjà luire la fin du monde, on sait au moins comment on y est arrivé ? Non, c’est un système qui crée sa propre irrégularité, signifie sa propre contradiction. Dans l’histoire des métaux et des couleurs déclinantes survient un âge sans métal et sans couleur. Aragon dit que l’Iliade est en noir et blanc. La race des héros se soustrait à l’avancée des âges parce qu’elle est en noir et blanc, et toujours au passé simple, comme une hallucination de cinéma ou de roman. Mais l’hallucination a beau s’étendre de la Troade à l’Italie et se réciter parmi les hommes, elle n’arrache rien au réel. Hésiode dit « je » : je suis un homme de la race de fer, la dernière, la plus terrible et la plus contradictoire. Bientôt, « lorsqu’à leur naissance, leurs tempes deviendront grises », les hommes de fer atteindront la plus grande contradiction, celle du passé et de l’avenir. Ils naîtront vieux — ils mourront jeunes. Alors elle viendra, cette flamme qui gouverne tout : regardez la lueur, c’est le foudre de Zeus. 
Il n’y a pas d’au-delà du mythe. Le récit d’Hésiode est irréversible. Après l’âge de fer, l’âge d’or n’est pas tapi dans l’ombre qui se lèverait à nouveau pour naître. Pourtant — être mort plus tôt ou né plus tard ! C’est le souhait du poète. Né plus tard contredit toute la marche des âges. Il n’y a rien à souhaiter dans l’avenir car l’avenir n’existe pas. Il vacille à peine au bord du regard, il n’attend que sa destruction. Et pourtant Hésiode passe au-delà de son récit.
C’est ainsi que les récits meurent et que les hommes vivent. Ainsi les Grecs qui jamais n’imaginèrent le futur se tournèrent vers lui. Alors nous prendrons si vous le voulez bien cette liberté tragique de navigation dans leurs jours et leurs nuits, au coin des yeux fugaces, aux premiers mots du réveil, et nous écouterons ce qu’ils oublient quand ils dorment, ce qui leur bat aux tempes, et leurs lueurs d’horizon écrites en hexamètres.
 


Louise Routier-Guillemot
 


Sources

Hésiode, La Théogonie — Les Travaux et les Jours — le Bouclier, Les Belles Lettres, CUF, texte établi et traduit par Paul Mazon, 2014.
Hésiode, La Théogonie, les Travaux et les Jours et autres poèmes, texte traduit par Philippe Brunet, Le Livre de Poche, coll. Classiques en Poche, 1999.

Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, dir., La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979.
Pierre Judet de la Combe, « Le mythe hésiodique des races, œuvre de langage. Jean- Pierre Vernant et après », L'Homme 2016/2 (N° 218), p. 239-252.
Nicolette Brout. « La mauve ou l'asphodèle ou comment manger pour s'élever au-dessus de la condition humaine ». In : Dialogues d'histoire ancienne, vol. 29, n°2, 2003. p. 97-108.
Pietro Pucci, « Prométhée, d'Hésiode à Platon ». In : Communications, 78, 2005. L'idéal prométhéen. p. 51-70.
Cornélius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, VI. Figures du pensable. Seuil, coll. La couleur des idées, 1999.
Guillaume Apollinaire, « La jolie rousse », Calligrammes, Gallimard, NRF, 1966.

Theo Angelopoulos, L'éternité et un jour, 1998.
Aragon, Blanche ou l’oubli.

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