Retour vers le futur - Et la mélancolie ?

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Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot vous propose un texte où les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.

Maintenant il faut descendre, et du courage ! car, à la recherche du futur, vous allez suivre Énée très loin, très bas, très au-delà… vous hésitez ? Tant pis : vous y êtes déjà. — Où cela ? — Mais, aux Enfers !

Ainsi parla son père Anchise, et tandis qu’ils s’ébahissent, il ajoute ces mots :

« Regarde ! Regarde comme s’avance Marcellus, lui que distinguent les dépouilles opimes, et comme il dépasse tous les hommes dans la victoire ! Ce chevalier affermira l’État romain plongé dans le bruit et la fureur, mettra à genoux les Carthaginois et le Gaulois insoumis, et fera, le troisième, offrande à Quirinus, le fondateur, des armes prises à l’ennemi. »

Mais ici, Énée dit, car il voyait venir dans un même mouvement un jeune homme d’une beauté exceptionnelle dans l’éclat de ses armes, mais son front était sans joie, et ses yeux aussi, son visage baissé :

« Mon père, qui accompagne ainsi les pas de ce héros ? Son fils, ou l’un des descendants de cette grande origine ? Alentour, quel fracas font ses compagnons ! que de grandeur en lui ! Mais une nuit noire fait voler l’ombre amère autour de sa tête. »

Alors Anchise son père commença sa réponse. Ses yeux s’étaient emplis de larmes. « Mon fils, dit-il, ne t’enquiers pas de l’immense deuil des tiens ; les destins le feront voir à la terre, c’est tout. Ils ne le laisseront pas exister plus longtemps. Dieux d’en haut ! La lignée des Romains vous aurait paru trop puissante, si ce présent lui avait appartenu ! Que de gémissements d’hommes fera naître le Champ de Mars, près de la grande ville de Mars ! ou plutôt, Tibre, quelles funérailles tu verras, lorsque tu couleras le long d’un tertre nouveau ! Aucun enfant du peuple d’Ilion ne portera si haut en espérance ses ancêtres latins, et jamais la terre de Romulus ne tirera autant de gloire d’aucun de ceux qu’elle a nourris. Hélas, piété, hélas, antique loyauté, dextre invaincue à la guerre ! Personne ne se serait mis impunément en travers de son chemin lorsqu’il était en armes, qu’il marchât contre l’ennemi ou qu’il piquât de l’éperon les flancs écumeux d’un cheval. Hélas, mon enfant, tu es à plaindre ; s’il y avait moyen que tu brises tes durs destins ! Ce sera toi, Marcellus. Donnez pleines poignées de lis, que je disperse les fleurs de pourpre, que je comble, au moins par ces offrandes, l’âme de mon petit-fils, que j’accomplisse un devoir vide… ». Ainsi vont-ils çà et là en tous lieux, dans les vastes plaines de l’air, et ils passent tout en revue. Après avoir emmené son enfant dans chaque endroit et allumé dans son cœur l’amour de la gloire à venir, il raconte alors au héros les guerres qu’il faudra plus tard mener, lui découvre les Laurentes, la ville de Latinus, et comment se soustraire ou se soumettre à chaque épreuve.

Il y a deux portes du Songe, dont l’une, dit-on, est de corne, où les ombres vraies trouvent une issue facile. L’autre, parfaite, est d’un ivoire resplendissant de blancheur, mais les Mânes en font sortir vers le ciel les rêves menteurs. C’est ici qu’alors Anchise, tout en parlant, accompagne son enfant et avec lui la Sibylle, et il les renvoie par la porte d’ivoire. Énée se fraie un chemin jusqu’aux navires et retourne à ses compagnons. Alors, suivant droit le rivage, il cingle vers le port de Caiète ; on jette l’ancre depuis la proue ; les navires sont arrêtés sur le rivage.

Virgile, l’Énéide, VI, v. 855-901, traduction Louise Routier-Guillemot

D’abord il faut descendre. Vous marchez d’un bon pas, sans trop prêter attention aux vapeurs, aux bruits, bientôt vous croiserez vos premiers fantômes. Surtout, ne pas perdre son guide : Énée suit Anchise, son père mort, dans les recoins des Enfers. Quel visage aura le premier spectre ? Vous pouvez vous prêter au jeu, chercher à deviner. Pourquoi est-ce l’un et pas l’autre ? Vous n’avez appelé personne. D’ailleurs comment viennent-ils à vous, eux qui ne sont rien ? C’est une image, une ombre, un reflet qui s’enfuit quand vous fermez les bras…

Si c’est un reflet pourtant… alors que font-ils, aux enfers, quand vous n’y êtes pas ? Vous marchez sur des sentiers d’au-delà, dans les vastes plaines de l’air, et vous regardez de tous côtés dans l’espoir de voir apparaître ce qui vous est caché. Mais les fantômes n’existent que le temps de les regarder. Vous les dépassez… plus rien. Énée porte le rameau d’or qui doit apaiser Charon. Les feuilles brillent dans le noir. Est-ce que l’on y voit quelque chose ? Une forme passe. Vous la reconnaissez comme vous reconnaissez la lune entre les nuages — ou peut-être est-ce une autre, ayant pris forme de lune… mais que disent les fantômes ? les ombres parlent d’ombres. Comme le corps, les gestes d’une ombre ne sont jamais rien d’autre que des ombres eux-mêmes, ainsi les mots des ombres sont ombres d’ombres, et d’ombres en ombres ils se dispersent et s’oublient, si jamais ils ont été sus, compris d’une mémoire d’homme vivant. Il n’y a pas de fantômes sans visiteurs. Personne ne croit au Styx, au long ennui des morts. Ne me parlez pas de la Plaine des Larmes, du Tartare bordé par un fleuve de feu, Sisyphe, Tantale, Ixion, et puis quoi encore ? Le voyage d’Énée n’existe pas. Le héros sort par la porte des Songes menteurs. Alors tout n’aura été qu’un rêve, parce qu’il faut bien imaginer tout ce roman d’au-delà, aux couleurs de lune et d’or en branches, un pays plein de brumes et d’air comme la poésie en a l’habitude. Il faut bien ce détour sous la surface pour qu’Énée soit un héros : s’il n’a pas le goût de l’aventure, on lui donnera la connaissance, on le fera retrouver son père pour apprendre tout de sa bouche, la destinée de Rome, les dépouilles opimes, la mort de Marcellus ; ce sera un voyant, rivé à l’avenir. L’ennui est qu’Énée ne retient rien. Après sa remontée, chaque épreuve qui l’attend lui semble chose aussi nouvelle que s’il n’avait jamais fait l’expérience du savoir des morts. Alors tout n’aura été qu’un rêve, soit — mais si bien fait !

Cependant, peu à peu… qu’est-ce qui vous arrive ? c’est pourtant clair : tout est faux. Alors qu’est-ce que c’est que cela ? Ne me dites pas que vous avez des scrupules…

C’est pourtant clair, mais voilà : ici au point le plus fragile de la fiction, vous craignez qu’elle ne se déchire, vous n’osez plus jouer, de peur d’être trop brusques, un faux mouvement et il n’y aurait plus rien… vous détournez la tête, le reflet est perdu.

Plus rien, et alors ? s’il y avait quelque chose, qu’en feriez-vous ? Que fait Énée de ces images ? Il n’en fait rien.

Il faut qu’Énée oublie Didon, et même qu’il oublie cette nuit où il a vu mourir les Troyens, quand la ville a été prise par les Grecs — si c’est impossible, qu’il surmonte au moins l’angoisse et la souffrance. Mais il n’y a pas d’épopée sans mémoire, car Énée doit se souvenir des prescriptions des dieux. Est-ce là ce que mémoire veut dire : se souvenir de ce qui n’est pas encore, se souvenir de ce vers quoi se tournent nos actes, substituer au passé détruit la mémoire du futur ? Fallait-il pour cela rester si longtemps aux Enfers, et à quoi bon voir l’ombre de Didon, de Palinure et de Déiphobe, si c’est pour les oublier sitôt parti ? On n’ose rien déchirer, pourtant, à ce moment où le poème ne tient qu’à un fil. Que l’on fasse, ou pas, ce faux mouvement de trop qui congédie l’illusion, c’est une réponse à cela : que fait-on de la mélancolie ?*

Aux Enfers de Virgile, il y a des fantômes du passé et des fantômes du futur, des héros de fiction et des personnages de l’histoire. Il y a deux Marcellus. Ils ont exactement le même nom : un seul nom, pour deux fantômes. Ils s’appelèrent Marcus Claudius Marcellus à deux siècles d’écart. Et si c’étaient les mêmes ? Il n’y a qu’aux Enfers où le temps montre qu’il est un cercle, où les figures de tous les temps s’éclairent et se désignent l’une l’autre. Mais les fantômes du réel ne parlent pas. Ils sont des images sans fantasmagorie. À Énée, Marcellus n’a rien à dire.

Pour le passé, le présent n’existe qu’en ironie et passe par la porte d’ivoire. Pour entrer aux Enfers, Énée se fait fantôme lui-même. Le temps d’un voyage qui n’est nulle part et dans nul temps, Énée-fantôme erre comme un songe soufflé par les dieux. Il hante les Enfers. Dans le monde des vivants, le futur n’existe pas, à moins qu’il ne se fasse fantôme pour nous visiter, et que nous-mêmes soyons des fantômes. Il faut choisir ce qui est imaginaire. Énée coupe court.

Vous remontez. Vous passez par les doubles portes et vous prenez bien garde à ne pas emprunter la porte de corne, sinon vous seriez un peu trop vrais et on dira que vous mentez. Mais cela vous est peut-être égal, qu’on vous appelle des menteurs : vous avez été pire, vous avez été un peu fantômes. Ce sont des choses qui arrivent. Allez, remontez donc…

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*La mélancolie atteint-elle les fantômes ? Hippocrate, Galien et toute la Faculté émettraient des réserves. La mélancolie, la "bile noire" en grec, est une affaire d'humeurs, qui n'ont rien de volatil, de spectral, mais qui coulent mal, qui coulent trop, et le corps en est imprégné jusqu'à la maladie. Il n'y a rien de tel chez les ombres, leur tristesse est bien qu'elles manquent d'humeurs, de chair et de sang. Cette maladie n'existe pas si l'on n'a pas de corps vivant. Pour savoir ce qu'est la mélancolie, il faut être parti de chez les fantômes.

Sources :

Sabine Luciani, « … dulcis moriens reminiscitur Argos (En., X, 782). Quelques remarques sur le vocabulaire du temps chez Virgile. » In : Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2, juin 1997. p. 117-137.

Joël Thomas, Les Structures de l’Imaginaire dans l’Énéide, Les Belles Lettres, Paris, 1981.

Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1989.

Erich Auerbach, « Farinata et Cavalcante », Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, Tel, 2012.

Paul Veyne, « Les Portes des Songes du chant VI », L’Énéide, Les Belles Lettres, Albin Michel, 2012.

Éditions de l'Énéide :

Jacques Perret, l'Énéide, CUF, Les Belles Lettres, 2018 (dernière édition), 3 volumes.

Paul Veyne, l’Énéide, Les Belles Lettres, Albin Michel, 2012.

Sur la mélancolie :

Jackie Pigeaud, La maladie de l'âme. Étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique. Les Belles Lettres, coll. Études anciennes, 1981.

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