Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot vous propose un texte où les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.
C’est à peine une île : si petite qu’elle tient dans le creux de la main. Puis elle grandit et vous accostez. Sur les rivages dansent des chœurs de jeunes filles. C’est Délos où naquit Apollon Tireur-de-Loin, et celui qui le chante est déjà l’homme de l’avenir.
Il dirait qu’ils sont toujours, sans mourir, sans vieillir, celui qui surviendrait lorsque les Ioniens sont assemblés ; car il verrait la grâce de tous, et se réjouirait dans son cœur en voyant les hommes et les femmes à la belle ceinture, et les bateaux rapides, et leurs vastes richesses. Il y a plus : une grande merveille, dont le bruit ne s’éteindra jamais — les demoiselles de Délos, servantes du Tireur-de-loin ; elles, après qu’elles ont chanté Apollon, en premier donc, et puis Létô encore, et Artémis lanceuse de traits, elles rappellent les hommes d’avant, les femmes d’avant, elles chantent un hymne, et charment les tribus des humains. Et les voix de tous les humains et leur cliquetis, elles savent les imiter : chacun dirait que c’est lui-même qui s’exprime ; ainsi leur chant a été assemblé avec beauté.
Eh bien ! puisse Apollon être bien disposé, et Artémis avec lui ; vous toutes, je vous salue ! et rappelez-vous de moi aussi dans l’avenir, quand un des humains qui vivent sur la terre, un étranger, rompu à la souffrance, viendra ici vous demander :
« Mesdemoiselles, selon vous, quel homme est le plus délicieux des poètes d’ici, et vous réjouit davantage ? »
Alors, vous, et vous toutes, oui ! répondez en parlant de nous : c’est un homme aveugle, et il habite dans Chios la poudreuse ; les chants de cet homme, tous, sont les meilleurs de l’avenir.
Et nous emporterons, nous, le bruit de notre nom, autant que sur le sol des humains nous sillonnerons leurs cités bien peuplées ; et eux, alors, ils nous écouteront, puisqu’aussi, c’est vrai.
Moi, cependant, je n’arrêterai pas de chanter le Tireur-de-loin, Apollon arc-d’argent, que fit naître Létô joliment bouclée.
Hymne homérique à Apollon, v. 150-178, trad. Louise Routier-Guillemot
Comme on devine aux pas d’un homme s’il est aveugle on reconnaît l’étranger — puis le regard — puis les mots : « Dites… ». Il continue. « Jeunes filles de Délos… ». Mais il ne connaît pas le nom de Délos. « Jeunes filles… Mesdemoiselles… ». Il choisit un mot délicat : « mesdemoiselles », à travers sa longue errance il cherchait à qui le dire. C’est à Délos, îlot des Cyclades, sur les rivages d’Apollon. Son nom — personne ne demanderait une chose pareille. As-tu faim ? As-tu soif ? Voici du vin, voici de la viande et pour la nuit l’hiver un manteau brillant de laine divine. Et regarde-les, ces filles de Délos car c’est le nom de l’île, regarde comme elles dansent, tout le jour.
Il y avait à Délos des festivals de musique et de danse qui célébraient tous les ans la naissance d’Artémis et de son frère Apollon, le Tireur-de-Loin.* Athènes y participait avec une munificence toute particulière : elle avait un pied sur Délos, le lieu le plus sacré pour les Grecs (peut-être après Delphes), et elle n’en partirait pas.
Vers la fin de l’Antiquité ou au début du Moyen-Âge, quelqu’un (on ne sait pas qui, et on ne le saura jamais) a écrit dans la marge d’un manuscrit de l’Iliade que les danses des garçons et des filles de Délos avaient été inventées par Thésée, le héros athénien. Il fit escale à Délos à son retour de Crète, où il avait vaincu le Minotaure dans le labyrinthe de Dédale. Il inventa ces danses parce qu’elles sont faites de tours et de détours, les pas y vont à leur inverse, et le mouvement oblique fausse ce que c’est que marcher. C’est une danse à tâtons où l’on va par courbes et contours et les corps dessinent le labyrinthe. Dans la métaphore du dédale il n’y a ni avant ni après, seulement les rebours et les images hors temps qui se ressemblent et se trahissent. Thésée a dit aux hommes et aux femmes du futur de recommencer chaque année à danser son errance.
On appelle cette danse la danse de la grue car la migration des grues joint une rive à l’autre du ciel. Leur traversée lui donne un début et une fin parce qu’elles savent contourner les vents sans se perdre et tenir ferme leur vol. Comme il se trace dans le ciel de longues lignes d’oiseaux, les danseurs se suivent et de tours et détours ils ne se perdent pas. La grue pour les Grecs est l’oiseau-intelligence, comme l’image d’une pensée navigatrice de ciel. On dit que chacune emporte dans ses serres une petite pierre qu’elle lâchera — et l’écho remontera pour dire si elles survolent la terre ou la mer. Ainsi le vol de la grue fait de l’errance un voyage. Ainsi la danse du labyrinthe raconte la traversée du labyrinthe et fil d’Ariane en main, de l’entrelacs des rebours et des retournements émerge la forme d’un récit. Dans le labyrinthe le temps linéaire est une ligne courbe, un temps qui ne tient qu’à un fil et toujours bifurque.
Le rituel est un jardin d’échos des chants et des gestes mais le chant réfracté dit une histoire. L’hymne homérique à Apollon raconte comment le dieu est né, comme il est devenu lui-même. Comme le vol des grues traverse le ciel, vire et tourne en suivant des chemins invisibles, ainsi le dieu grandit en arpentant la Grèce et cherche où demeurer — le lieu d’où il parlera aux hommes : Delphes. Avant cette recherche il y a une autre errance : sa mère Léto l’a porté de terre en terre avant sa naissance jusqu’à l’île qui l’a accueillie. C’est Délos, île des Cyclades, sur les rivages… le dieu arrive en étranger à Délos pour y naître. Les hymnes sont des chants de célébration que les hommes et les femmes chantent dans la maison aux reflets et que le rite reprend toujours à la même note. Ils effacent le temps sous la métaphore. Désormais les demoiselles de Délos sont les doubles des Muses, l’image mobile de l’éternité. On croirait qu’ils sont immortels, les Ioniens rassemblés pour la danse, et ils sont si beaux qu’à les regarder on connaît les dieux — si beaux qu’on leur donne notre bouche, notre voix et le cliquetis de nos mots répétés. On leur donne même cette illusion-là de parler et les voyant chanter on croit que c’est nous qui chantons comme le fou qui parle croit que ce sont les mots qui parlent.
Le fil traverse le labyrinthe et les grues joignent le ciel. Les hymnes homériques nous disent que les dieux ont une histoire et qu’ils n’ont pas toujours été tels. Si le monde est tissé de reflets qui égarent, que l’on méprend la jeune fille et la déesse et que chaque année les gestes s’enchaînent identiques sur les rivages de Délos, Apollon, au départ de l’île, se retourne une dernière fois et lui sourit car il y voit les silhouettes de l’avenir. Déjà les Déliades ont commencé leur danse — déjà vient l’étranger qui demandera le nom du poète. « Répondez en parlant de nous », dit le poète, « c’est un homme aveugle, et il habite dans Chios la poudreuse ». Le vieillard aveugle de Chios, c’est Homère. Ce n’est pas une réponse à clef. « Répondez en parlant de nous », dit le poète. Il ne dit pas qu’il est Homère mais qu’il faut répondre Homère car c’est ainsi qu’on appelle le souvenir de son chant. Pour l’heure pas de nom. Le futur en donnera. Alors que les filles de Délos dansent leurs métaphores, nous sommes à l’extrême bord, juste avant le temps, et l’on peut encore confondre Homère et Ulysse, l’homme et le dieu, le chanteur et sa voix, l’étranger et son ombre. Mais déjà on distingue ce qui viendra.
Le temps commence, les oiseaux passent, l’étranger repart — et nous dit le poète, nous partons. Nous partons sillonner les villes des humains et nous chercherons très loin les frontières de l’écho car nous sommes le nom des poètes futurs.
As-tu faim ? As-tu soif ? Voici le passé, le présent et le futur, et voici du courage, maintenant marche. Il n’y a pas d’origine perdue. Le jardin aux échos est le contemporain de tout chant. Nous partons et nous retournerons aux Ioniens pour leur demander encore qui les charme le plus d’entre tous les poètes. Puis le poète meurt et c’est d’un autre que l’on dira : il est aveugle, il vit dans Chios la poudreuse. On dirait qu’ils sont toujours, sans mourir, sans vieillir… mais le poète sait que depuis l’invention du fil d’Ariane le hors temps est une illusion, que l’avenir est proche et que la poésie n’a jamais le dernier mot. Le premier, toujours.
Alors on ne saurait mieux finir que par les mots de Yánnis Rítsos qui écrivit :
« C'est toujours une naissance — disait l'Étranger —
La mort elle-même ne soustrait pas, elle additionne. Rien ne se perd.
(...)
Tout est à nous — dit l'Étranger — Tout ce qui est en ce monde.
Nos morts nous les portons en nous
Sans être à l'étroit, sans en être alourdis
Nous continuons leur vie hors des galeries profondes
et des racines désertes. »
Louise Routier-Guillemot
* Apollon dit en naissant : je veux l’arc, la lyre et les oracles. Depuis, il est l’Archer aux flèches d’or qui jamais ne dévient. Les poètes appellent Apollon le Tireur de Loin ; c’est lui qui de ses traits fait s’abattre la peste sur le camp des Achéens. Ainsi commence l’Iliade. Apollon jette l’effroi sur les hommes, et les dieux aussi ; puis il vous prend, et vous emmène de la terreur à la joie. Car le même dieu qui fait mourir, c’est le dieu qui fait vivre — qui donne la force et l’illusion, la poésie et la musique. Les Muses l’accompagnent. Le Tireur de Loin discerne loin et ses oracles clairs-obscurs apportent aux hommes le fil et le labyrinthe, la vérité et l’égarement.
Sources :
Georges Roux, « Sur deux passages de l'Hymne homérique à Apollon ». In : Revue des Études Grecques, tome 77, fascicule 364-365, Janvier-juin 1964. pp. 1-22.
Anastasia-Erasmia Peponi, “Choreia and Aesthetics in the Homeric Hymn to Apollo : The Performance of the Delian Maidens (Lines 156–64).” Classical Antiquity, vol. 28, no. 1, 2009, pp. 39–70.
Mike Chappell, « The opening of the Homeric Hymn to Apollo ». In : Hymnes de la Grèce antique : approches littéraires et historiques. Actes du colloque international de Lyon, 19-21 juin 2008. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2013. pp. 177-182.
Marcel Detienne, « La grue et le labyrinthe ». In : Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité, tome 95, n°2. 1983. pp. 541-553.
Jenny Strauss Clay, The Politics of Olympus. Form and Meaning in the Major Homeric Hymns, Princeton University Press, 1989.
Pierre Judet de la Combe, Homère, Folio, collection Biographies, 2017.
Homère, Hymnes, édition de Jules Humbert, Les Belles Lettres, CUF, 2014.
Ronald F. Willetts, The Civilization of Ancient Crete, Batsford, Londres, 1977.
Jorge Luis Borges, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », traduit par Paul Verdevoye, in Fictions, Folio, 2013.