Retour vers le futur - Rêve de Pyrrha et Deucalion

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Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot explore comment les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.

À quoi rêvent les hommes dans les nuits antiques ? Vers quelles prémonitions nous emmène la galerie de leurs rêves ?


Une nuit d’un âge très ancien et sans poèmes, Deucalion et Pyrrha firent un rêve semblable. Ils rêvèrent qu’il faisait jour, et soudain, le soleil disparaissait. Ils se regardèrent.
Ils étaient tous les deux des enfants des Titans. Deucalion naquit dans les bras de l’eau et du feu. Son père était Prométhée le voleur de flamme, et sa mère, Clyménè, la jeune-fille-des-vagues, la puissante fille d’Océan… Deucalion vit le feu et l’aima. Il aima Pyrrha dont le nom, dans cette langue si combustible, veut dire « la Rousse ». C’était la fille d’Épiméthée, le frère de Prométhée, et de Pandore, la première des femmes. Pyrrha n’était pas la première femme. Mais elle était la première femme que Deucalion aima, et Deucalion n’était pas le tout premier homme sur terre, mais il fut le premier qu’elle aima. Ils étaient très jeunes lorsqu’ils se rencontrèrent et la nuit où ils firent ce rêve ils n’avaient pas encore commencé à vieillir. Ils vivaient dans une maison de pierres du Caucase à flanc de colline. Les vols d’oiseaux y sont plus denses que la pluie. L’hiver, ils allument un grand feu dans la maison. Lorsqu’elle se penche pour le tisonner, les flammes montent le long de ses cheveux, embrassent ses joues comme des sœurs. Il la regarde et il se souvient qu’ils sont mortels. 
Leurs rêves ne sont pas solitaires. Lorsque l’un rêve, il commence par chercher l’autre du regard. Ils rêvent peut-être qu’ils sont sur l’Olympe ou sur les sourcils de la Nuit, mais ils s’y retrouvent toujours. Cette nuit-là, ils rêvaient tous les deux qu’ils étaient dans leur maison de pierres du Caucase, à flanc de colline. Ils regardaient les vallées où vivaient les hommes. Les hommes de ce temps n’étaient pas plus terribles que ceux d’aujourd’hui, mais ils avaient plus d’audace. L’air était plein de fumée. On voyait jusqu’à l’horizon brûler les temples et les bûchers des assassinés de la veille.
Ils se regardèrent, et ils ne se reconnurent pas. Le soleil avait disparu, tout était plongé dans l’obscurité. Alors il se mit à pleuvoir.
C’était une pluie froide et chaude alternativement, longue, énorme, comme jamais de mémoire d’homme — mais c’était une époque sans mémoire et peut-être dans l’oubli des hommes nageait-il des monstres plus terribles que le déluge, des fins du monde innombrables étendant leurs anneaux jusqu’aux commencements. La nuit pleuvait invisible.
Les vallées étaient vides.

Dans leur maison, il y avait un coffre, un grand beau coffre de chêne. Les dieux l’avaient offert à Pandore avant de la faire descendre parmi les hommes. Il avait contenu des philtres, des fleurs immortelles, des perles et peut-être quelques poignards. Deucalion et Pyrrha jetèrent à l’eau le coffre divin, ils y entrèrent, et ils le fermèrent sur eux. Le coffre flotta.
Ils naviguèrent.

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Le rêve de Pyrrha et Deucalion dura neuf jours et neuf nuits. Rien ne filtrait du dehors. Parfois Deucalion disait : « Nous allons vers le nord », ou « Nous allons vers le sud », ou « vers l’est », ou « vers l’ouest ». Pyrrha ne disait rien, et elle le serrait dans ses bras. Elle savait bien, elle, que le nord n’existait pas plus que le sud, l’est, l’ouest et les poèmes. C’était une époque très ancienne, souvenez-vous, et beaucoup de choses très simples n’avaient pas été inventées. Mais le coffre était noir et il fallait bien parler de choses qui n’existaient pas, puisque rien de ce qui existait n’était plus visible.
Ils se souviennent alors qu’ils ont fait ce rêve de nombreuses fois auparavant et qu’ils l’ont chaque fois oublié. Ils savent qu’ils arriveront sur la cime du Parnasse, la toute seule émergée, leur envers de désert. Et l’énigme aussi, elle leur est connue, les mots d’Hermès à moins que ce ne soient ceux de Thémis, chaque rêve a ses variations et dans les fins du monde les archives se perdent, tout le monde sait cela… Enfin une voix leur parle. « Vous êtes désormais le seul homme vivant, la seule femme… Vous ne resterez pas seuls, vous ne resterez pas seuls. Les dieux ne sont plus en colère. Ils ressemblent trop aux mortels pour les détruire. Refaites l’humanité. Dénouez votre ceinture. Voilez-vous la tête. Marchez. Prenez dans vos mains les os de votre Mère et jetez-les dans votre dos. » Et tandis qu’il parle les eaux disparaissent, et la terre fait naître des formes nouvelles. Deucalion le voit et il dit à Pyrrha qu’il a compris l’énigme. Ils dénouent leur ceinture, ils se voilent la tête, ils marchent. Ils prennent dans leurs mains les pierres qui sont les os de la terre-mère et ils les jettent dans leur dos. Les pierres lancées par Deucalion se transforment en hommes. Les pierres de Pyrrha se transforment en femmes. Ils refont l’humanité. 
Pyrrha rêva qu’ils ne refaisaient rien.
« Deucalion », dit-elle doucement. « Deucalion ».
Il s’étonne. Il ne savait pas que la voix humaine traversait le contenu du rêve. La voix de sa femme brille dans sa parure d’invisibilité. Elle, comme une architecture de planètes. Elle, obscure, sans allié, sans effroi. Sa voix fabrique les siècles. Sa voix lui dit :
« Souvent je ne parle que pour toi, afin que la terre m’oublie. »
Ils échafaudent leur Parnasse. Leur rêve, ils le savent, durera neuf jours et neuf nuits. Lorsque le coffre abordera sur la cime, ils descendront, ils prendront les pierres dans leurs mains, et les hommes et les femmes surgiront derrière eux ; ils ne seront plus seuls… il faudra semer, tisser, débattre, et ils parleront tous : autant de voix ! autant d’ombres ! Mais pour l’heure ils sont seuls, c’est la dernière fois du monde. Neuf jours et neuf nuits, dans l’obscurité stérile, sans hommes et femmes à nourrir — c’est assez pour rêver tout l’écheveau du temps…
« Souvent je ne parle que pour toi, afin que la terre m’oublie. »
Ils rêvèrent que l’humanité grandissait au point d’atteindre les extrémités de la terre et leur donnait des noms. Ils rêvèrent du nord, de l’ouest, de l’est et du sud. Ils imaginèrent des étoiles inverses, l’art humain de la navigation, l’impossibilité de la sphère. Les hommes de ce futur oubliaient qu’ils étaient nés d’un jet de pierres et ils leur trouvaient peu à peu une autre utilité. Ils ramassèrent les pierres, ils ne dénouèrent pas leur ceinture, ne voilèrent pas leur visage, et ils les lancèrent contre leurs rois. Et Zeus sembla trembler pour sa souveraineté. 
Ils rêvèrent que les dieux envoyaient à nouveau le déluge, et dans leur rêve, à travers l’eau et la nuit, presque indistinctes, ils discernaient deux silhouettes, un homme, une femme, se cachant à leur tour dans un coffre, et ils les voyaient aborder au sommet d’une montagne, dénouer leur ceinture… les hommes semés grandissaient encore, et ils oubliaient qu’ils étaient nés après la pluie. Ils ramassaient des pierres, et ils les lançaient contre leurs rois. Et Zeus semblait trembler…
Lorsqu’on s’approche des fins du monde, elles deviennent transparentes comme des miroirs, et c’est alors qu’on les traverse. Le rêve de Pyrrha et Deucalion traversa beaucoup de fins du monde, et ils discernèrent beaucoup de fois l’homme et la femme futurs, échappés de chaque cataclysme. Ils comprirent après un long moment que Zeus ne tremblait pas. Alors, ils cessèrent d’avoir peur.

Les fins du monde se suivent et ne se ressemblent pas, les dieux lorsqu’ils descendent sur terre sont déguisés comme la répétition. Ainsi les hommes croient à l’avenir et ils attendent le virevoltant feu d’artifice. Un jour Pyrrha et Deucalion discernèrent dans leur rêve une grande citadelle entourée d’une armée ; l’air était plein de flèches et de flammes, des milliers de vaisseaux s’étoilaient sur la mer. Dans la citadelle, il y avait une femme qui était une citadelle intérieure. Elle était blonde, et elle s’appelait Hélène de Sparte ; ou alors, c’était un nuage portant par hasard le même nom, et qui lui ressemblait beaucoup. Les Kères noires survolaient le champ de bataille et prenaient les héros entre leurs mains sauvages ; et les hommes disparaissaient dans la nuit. 
Et de cette époque, quel est le visage des survivants ?
D’abord imprécis… ensuite la forme se fixe, et dans la nuit de leur coffre, par-delà les générations qui n’existent pas encore, ils discernent un visage… L’homme qui porte ce visage, c’est un aveugle, vieux déjà. Sa mère n’est pas une Titanide, son père n’est pas un Titan. Il vit dans les vallées, il traverse les mers. Il va dans les villes des hommes et il leur parle. Deucalion et Pyrrha rêvent que beaucoup d’autres parlent avec lui. Et ils entendent, assourdi par la distance entre les temps imaginaires, le rythme d’un chant. C’est un rythme autre que celui des déluges, et la voix humaine tremble autrement que la flamme. 
Dans le rêve de Pyrrha et Deucalion, l’humanité future invente la poésie.
Et Zeus trembla.
 

Louise Routier-Guillemot


Sources

Homère, Iliade, texte établi et traduit par Paul Mazon, Les Belles Lettres, CUF.
Euripide, Hélène, in : Tragédies, tome V, texte établi et traduit par Fernand Chapouthier, Henri Grégoire et Louis Méridier, Les Belles Lettres, CUF, 2002.
Hésiode, Éhées, fragment 2, 4, 5, 6, 7, traduits par Philippe Brunet, Le Livre de Poche, collection Classiques, 2015.
Ovide, Métamorphoses, tome I, chant I, v. 144-415, texte établi et traduit par Georges Lafaye, Les Belles Lettres, CUF, 2015.
Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, tome III, chant VI, texte établi et traduit par Pierre Chuvin, Les Belles Lettres, CUF, 1992.


Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951.
Marie Delcourt, Pyrrhos et Pyrrha. Recherches sur les valeurs du feu dans les légendes helléniques (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège. Fasc. CLXXIV), Les Belles Lettres, 1965
Christine Dumas-Reungoat, La fin du monde. Enquête sur l’origine du mythe, Les Belles Lettres, 2007.


Christine Dumas-Reungoat, « L’imaginaire de la fin du monde en Grèce ancienne : les héros des mythes relatifs à l'embrasement du monde ou aux catastrophes diluviennes », Programme Atlantys / Université du Maine (Le Mans), Conférence de Christine Dumas-Reungoat, le 19/10/2016
Christine Dumas-Reungoat, « La démesure à l’œuvre dans les mythes de fléaux et de fin du monde », Kentron [En ligne], 22 | 2006
Jean Rudhardt “Les Mythes Grecs Relatifs à L'instauration Du Sacrifice: Les Rôles Corrélatifs De Prométhée Et De Son Fils Deucalion.” Museum Helveticum, vol. 27, no. 1, 1970, pp. 1–15.
Françoise Frontisi-Ducroux, « L'invention de la métamorphose », Rue Descartes 2009/2 (n° 64), p. 8-22.
Michel Gras, Cité grecque et lapidation. In : Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique. Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982), Rome : École Française de Rome, 1984. pp. 75-89. (Publications de l'École française de Rome, 79)


Albert Lewin, Pandora and the Flying Dutchman, avec Ava Gardner et James Mason, 1951.

René Char, Lettera amorosa, 1953.

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