Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot explore comment les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.
À quoi rêvent les hommes dans les nuits antiques ? Vers quelles prémonitions nous emmènent la galerie de leurs rêves ?
Une nuit à Himère, cité grecque de Sicile, le poète Stésichore fit un rêve. Il rêva que la nuit était très claire, presque laiteuse. Il s’approcha de la fenêtre et regarda cette nuit très claire au-dessus de la ville. En contrebas dans la rue, des garçons marchaient de travers et se tenaient par les épaules, et se repoussaient, des gestes ivres et doux. Ils avaient sur le front des couronnes de fleurs effilochées. On les entendait chanter loin, peut-être jusqu’aux rives du fleuve Himeras, ou dans le palais du tyran.
Lorsque Stésichore les entendit chanter, il sut qu’il rêvait. Car la musique ne remplissait pas toute chose comme elle le faisait d’habitude. Il écoutait les garçons — l’un avait une voix légère, gracieuse, l’autre imitait le sifflement d’un aulos, et ils riaient et chantaient et riaient ensemble — il écoutait et il regardait les étoiles, les maisons, les couronnes blanches des fleurs. La musique n’abolissait pas la nuit.
Or Stésichore était aveugle.
Bien des années plus tôt, il avait arpenté la ville avec les garçons de son âge et des fleurs blanches sur le front. Ils frappaient aux portes des amis, non, ils ne frappaient pas, ils entraient et d’un banquet l’autre on arrivait au matin. L’aurore était une drôle de chose en ce temps-là, brillante et comestible. Stésichore s’appelait Tisias. L’avenir poussait partout comme une herbe folle et on marchait dessus en riant et en chantant et en riant.
Parmi tous les garçons c’était sa voix qui montait, se répandait en crue pour noyer le fleuve Himeras, entrer dans le palais et manger le tyran au banquet.
Il chantait toute la nuit et on n’avait jamais entendu chanter ainsi, c’était un chant de chœurs et de colonnes montant jusqu’au ciel. Il chanta et il devint Stésichore le poète. De la pointe de la Sicile aux côtes ioniennes, il y eut en Grèce neuf maîtres de la poésie lyrique. Stésichore fut l’un d’entre eux. C’est l’Assembleur de chœurs, le chanteur d’Himère, et ses hymnes se jettent dans la mémoire des hommes comme le fleuve en crue sur les palais !
L’orgueil ressemblait à l’aurore. Brillant et comestible, c’est de lui qu’a vécu Stésichore. Il se nourrissait d’orgueil plus que de musique ou plutôt son orgueil était sa musique, la forme intérieure de la musique. Lorsqu’il eut trente ans il se regarda. Depuis longtemps il y avait de la barbe sur ses joues. D’abord il l’avait coupée, mais ce n’est pas assez. Lorsqu’il chantait les autres ne le regardaient plus chanter comme ils le faisaient avant, quand ils trouvaient si émouvant de voir un garçon si beau chanter une si belle chose. Ils commençaient à l’aimer par contraste. Il y avait l’âge de son chant, l’âge de sa voix, l’âge de sa bouche. C’était comme un chœur, toute une vie ramassée dans la musique. Stésichore voulut chanter seul.
Il composa le plus beau et le plus dur de ses poèmes. Il chanta Hélène de Sparte, la plus belle de toutes les mortelles. Il commençait par son nom, sa naissance, il disait comment elle allait cueillir des fleurs si perséphonément lorsqu’elle était une toute petite fille. Thésée fut amoureux d’elle et l’enleva, elle était si légère ! On la délivra et elle se fit enlever, on la délivra, on l’enleva, tout allait si vite dans la vie d’Hélène qu’on ne savait jamais si elle était bien là, ou si ses yeux étaient déjà emplis d’absence comme une nuit qui se faisait, se répandait, une nuit dans ses yeux plongeant les hommes dans le rêve et abolissant les choses faites, faisant les ombres solides, émiettant le temps en jours et en départs.
Elle grandit et elle fut toujours belle. De toute la Grèce les rois vinrent la demander en mariage. Ménélas la gagna. Il était blond et il ressemblait à un dieu. Hélène le trouvait mortel et elle monta sur le bateau d’un autre homme qui l’emmena dans la citadelle de son père. C’est ainsi qu’Hélène de Sparte devint Hélène de Troie et que la guerre ravagea le monde.
Les choses sont simples, chantait Stésichore, mais Hélène est difficile, comme il est difficile de chanter Hélène, difficile de ne pas l’emmener, de la laisser là où elle est dans sa solitude et sa nuit et ne prendre qu’un poème comme si elle n’avait pas de corps et que je n’avais pas de corps. Je ne sais pas avec quoi je chante, disait Stésichore, mais je vous chante Hélène. Et son chant était plus violent que le fleuve. Il la prenait par les cheveux et il brisait les ombres. Elle était allée dans les bras de tous les hommes, et imaginez tous les noms qu’ils avaient dû lui donner, dans tous leurs moments… qu’est-ce que c’est que cette femme avec autant de noms, ça n’est même pas une ombre. Il y a longtemps qu’Hélène est morte. C’est un fantôme et c’est un nom, c’est ainsi qu’on appelle l’origine du mal. Hélène est passée. Le présent, c’est moi.
Image : |
Après avoir achevé son poème il s’endormit. Toute la nuit il rêva d’une femme qui ne le regardait pas et qui était invisible. Lorsqu’il se réveilla, il était aveugle.
Les garçons avaient disparu dans une des maisons de la rue. Maintenant la nuit était silencieuse.
Stésichore se pencha par la fenêtre. Ce soir, toutes les constellations étaient inconnues. Il se réjouissait de rêver et de voir le ciel même s’il ne le reconnaissait pas. Alors le rêve se métamorphosa.
Stésichore rêva que la lune s’ouvrait en deux. Une femme descendit de la lune comme si c’était le chemin le plus naturel du monde, et s’approcha de lui. On n’entendait plus le fleuve ni personne dans la ville, et Stésichore comprit qu’il était face à Hélène.
Elle venait la nuit comme tous les malheurs, comme les femmes. Son visage était inconnu. Elle portait beaucoup de noms et ces noms pour la plupart n’existaient pas encore, si ce n’est le nom traîné par les cheveux, le nom qu’on donnait à l’origine du mal.
« Héléni… » dit Stésichore.
« Sélini », dit Hélène.
En grec Hélène et la Lune ont le même nom ou presque, les choses sont simples et il est si simple de vaciller d’un mot à l’autre. Alors la Lune s’ouvre et il descend Hélène. Comme les choses sont simples, comme les choses sont simples.
« Stésichore, dit Hélène, je viens de la Lune où je n’existe pas encore. Dans la Lune habitent les Bienheureux, les fantômes et les impossibles, les imaginations futures et leurs imagineurs.
Et je restais là-haut à regarder les hommes en attendant mon époque… Mais voilà, on croit que je suis là, on croit qu’on m’a gagnée et on dessine sur le monde la carte de ma poursuite. Ce sont des lignes imaginaires, mes lignes de fuite mais je ne fuis nulle part et ne suis pas encore, j’attends tout là-haut. D’autres seront Hélène et autre chose qu’Hélène, Hélène la prise, Hélène le réel, je suis encore en une époque à fantômes.
Stésichore, tu as menti. »
Ce n’était pas l’heure de demander pardon. Il la regardait intensément car il pensait au lendemain et à l’absence de cette vision — pas la vue, le sens de la vue, mais cette vision d’Hélène qui retournait la nuit.
« Tu m’as méprisée. Maintenant tu n’y vois rien. Pourquoi te plains-tu ? Avant, tu n’y voyais pas mieux. Mais je ne suis pas ton ennemie. Je ne te hais pas, ni toi ni tes poèmes, ton regard et tes mains…
Nous ne sommes pas de la même époque. Hier on m’a prise pour Hélène. Aujourd’hui je suis invisible sauf quand la nuit est claire, quand les constellations sont inconnues. Je suis la femme du futur. »
Elle a disparu, Hélène, elle a emmené tous ses noms et il n’est plus resté qu’une blessure invisible sur la lune.
Lorsqu’il se réveilla, Stésichore se pencha par la fenêtre et il vit la ville, le soleil, les maisons ouvertes d’où sortaient les garçons un peu fatigués mais joyeux, avec les fleurs de la veille. Tout était clair et simple et personne n’aurait pu deviner qu’il y avait eu la nuit.
Il voulut parler d’Hélène mais il ne pouvait dire la vérité, car la vérité n’était pas de son époque. Alors il dit ce qui était faux. Il chanta son erreur et toute la Grèce entendit avec stupeur ce qu’il faisait de son orgueil.
Ce récit n’est pas vrai.
Non, tu n’es pas montée sur les navires aux bancs solides,
Non, tu n’es pas venue à la citadelle de Troie…
La fin se dérobait.
Stésichore d’Himère porta la poésie grecque très loin et lorsqu’il fut allé aussi loin qu’il put il la reprit dans ses bras et l’emmena de l’autre côté, très loin. Toute sa vie il regarda la nuit. Il pensait aux Hélènes futures, et comme elles chanteraient.
Louise Routier-Guillemot
Textes :
Platon, Phèdre, Introduction de Léon Robin, texte établi par Claude Moreschini, traduit par Paul Vicaire, Les Belles Lettres, CUF, Paris, 1985.
Isocrate, Hélène, in Discours. Tome I, texte établi et traduit par Émile Brémond et Georges Mathieu, Les Belles Lettres, CUF, Paris, 2003.
Gorgias, Éloge d’Hélène, texte traduit par Stéphane Marchand et Pierre Ponchond, Les Belles Lettres, Paris, 2016.
Luciano Canfora, Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote, éditions Desjonquères, collection La mesure des choses, Paris, 1994.
Marguerite Yourcenar, « Stésichore », in La Couronne et la Lyre. Anthologie de la poésie grecque ancienne, Poésie/Gallimard, N.R.F., 1979.
Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, collection « Symboles », 1959.
Fabienne Blaise, « Les deux (?) Hélène de Sésichore », in L. Dubois. Poésie et lyrique antique, Presses universitaires du Septentrion, p. 29-40, 1995.
Marcel Detienne, « La légende pythagoricienne d’Hélène », in Revue de l'histoire des religions, tome 152, n°2, p. 129-152, 1957.
Pier Francesco Mola, Diane et Endymion, vers 1660.