Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot vous propose un texte où les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.
Êtes-vous enfin remonté des Enfers ? Énée, pendant ce temps, enfin arrivé dans le Latium pour y accomplir la volonté des dieux, affrontait Turnus, le prince des Rutules. Vous arrivez à temps pour la toute fin de l’épopée. Jupiter a parlé, et de ses mots il scelle l’avenir de trois peuples, Rutules, Troyens et Latins. Énée vaincra Turnus, dit-il, et fondera la ville d’Albe. Pour maîtriser le futur, Junon prend des chemins détournés, et s’adresse à Jupiter…
« Voici ce dont je te conjure, par le Latium, par la majesté des tiens, sans qu’aucune loi du destin ne l’empêche : lorsque, dans un instant, ils arrangeront la paix avec des mariages heureux — soit ! — et qu’à l’instant, ils uniront leurs lois et leurs traités, n’ordonne pas que les Latins d’ici changent leur vieux nom pour devenir des Troyens, pour qu’on les appelle les fils de Teucer, et qu’ils changent leur manière de parler ou transforment leurs tenues. Qu’il y ait un Latium, qu’il y ait des rois albains au travers des siècles, qu’il y ait une lignée romaine, forte de la vertu d’Italie ; Troie est morte, laisse-la être morte avec son nom. »
L’inventeur des hommes et des choses sourit à Junon :
« Tu es la sœur de Jupiter et l’autre enfant de Saturne, et tu roules dans ton cœur de si grands flots de colères ? Enfin ! Allez, dompte la colère où tu t’es engagée pour rien ! Je donne ce que tu veux, et moi, je me rends, je suis vaincu de bonne grâce. Les Ausoniens tiendront ferme la langue et les coutumes de leurs pères, et leur nom restera comme il est ; mêlés seulement de corps, les fils de Teucer seront en-dessous ; j’ajouterai la coutume et les rites des sacrifices et je les ferai tous Latins parlant d’une seule voix. Alors, la nation mêlée qui surgira du sang ausonien, tu la verras, pour la piété, aller au-dessus des hommes, au-dessus des dieux, et aucun peuple ne te rendra d’honneurs à leur égal. »
À ces mots, Junon acquiesça, et dans sa joie, elle changea d’intentions. Sur ce, elle sort du ciel et abandonne son nuage.
Virgile, l’Énéide, XII, 819-840, trad. Louise Routier-Guillemot
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Il ne suffit pas de vaincre pour qu’un nom s’attache à vous. Bientôt le soir et Turnus flanche, il est si tard dans la bataille, et il cherche son épée, il voit la terre remuée, en sang — ses poings fermés qui tremblent… Énée approche. Mon épée, dit Turnus, le prince des Rutules. Il n’y a pas d’épée. Du haut de son nuage fauve la déesse tourne vers Énée ses grands yeux pleins de haine. Il ne va tout de même pas se piquer de vaincre ? Jupiter a dit qu’Énée vaincrait. Bientôt le soir et c’est l’heure où finir la bataille — Turnus cherche mais trop tard, au revoir Ardée, la ville des Rutules, au revoir à Lavinia sa fiancée latine, lorsqu’elle baisse les yeux son visage a la couleur des roses blanches mêlées de roses rouges, je ne la verrai plus, dit Turnus, j’avais pourtant appris à me battre pour la main des jeunes filles. Au revoir, les vainqueurs parlent la langue des morts.
La langue des Troyens, c’est la langue des morts, des rues qui brûlent, d’Ucalegon en flammes et elle parle toujours d’elle-même, de la disparition des images et de sa plongée dans la transparence. Lorsqu’ils parlent du réel c’est avec les mots de villes ultramarines pétries de cendres et ce qu’ils prennent pour contemporain n’est qu’un contrefort de l’imaginaire. Énée a vaincu au retour des Enfers mais en gardant quelque chose du fantôme. Il ne suffit pas de vaincre…
Junon le hait. « Troie est morte, laisse-la être morte avec son nom ». Jupiter ne peut pas tout refuser. Il reste cette seule chose, cette anecdote, le post-scriptum que le destin n’a pas lu en signant : le nom, rien que le nom. Avec le nom de son côté la victoire est encore possible pour la déesse. Jupiter sourit à Junon, sa sœur et son épouse. Oui, le nom des Troyens disparaîtra. Désormais les hommes d’Énée parleront latin et leurs enfants referont les gestes des hommes et des femmes d’Italie. Ils auront leur vêtement et leurs coutumes comme ils ont gagné leur pays. Junon brille de joie. D’un mot d’un seul l’histoire a changé de sens et les Troyens… morts, pour de bon, voilà ce que c’est que de disparaître, entendons-nous : disparaître vraiment. Ils vont se dissoudre dans le peuple des Latins et ils seront moins que des fantômes, car plus invisibles. Les Troyens maintenant sont des êtres du passé qui ne dureront pas plus longtemps que leur propre vie. La haine de Junon les efface de l’histoire de Rome la future.
Jupiter sourit. Junon sourit aussi et elle laisse là son nuage fauve. Le nuage pâlit et peu à peu il se dénoue. La déesse est sortie de la scène et ne voit rien de la suite.
Junon a sauvé Énée.
Elle n’en sait rien. Une telle chose est impossible. La reine a gagné l’escarmouche contre le roi des dieux et elle tient sa revanche. Jupiter n’a pas pu la priver de tout honneur et en lui concédant cette unique demande, le nom, il force les Troyens à un compromis qui les perd et leur accorde la victoire présente au prix de l’avenir.
Junon a sauvé Énée.
Revenu des fantômes il restait fantôme et sans force. La langue des Troyens ne disait plus rien du monde réel. Que pouvait faire Énée de sa victoire, lui qui n’a rien fait des ombres des Enfers ? Mais Jupiter donne un nom aux fantômes, et fait d’eux « des Latins parlant d’une seule voix ». Il ne suffit pas de vaincre mais si un nom s’attache à vous, fût-ce le nom d’un autre, alors, comme l’écrivait le poète Georges Séféris, « le vent entonne un chant étrange comme des âmes qui auraient aboli la mort à l’instant de redevenir peau et lèvres »… des lèvres vivantes pour des hommes aux bateaux vifs et à la vie rapide, qui traversèrent la Méditerranée en larmes. Ils reprennent leur récit dans une langue nouvelle cependant éclairée d’échos. Mais les échos ne font pas tout, et leur mélancolie comme celle de Didon aux Enfers est intraduisible en langage d’avenir. On ne peut pas tout sauver. Même le pilote d’Énée est tombé autrefois dans la mer.
Et cependant Junon a sauvé Énée.
Une déesse pose son doigt sur ses lèvres. Elle se tait. Quel nom secret cache-t-elle pour qu’il grandisse ?
Les historiens latins et grecs parlent à demi-mot d’un nom secret de Rome, que nul ne pouvait prononcer sans être puni de mort. Tant que le nom de Rome resterait secret, aucun ennemi n’aurait jamais prise sur la Ville.
Brutus, qui donna à César le vingt-troisième et dernier coup de couteau, voyant que son armée de républicains était mise en déroute par Octave et Marc-Antoine à Philippes, se suicida. « Vertu, dit-il en mourant, tu es un nom », en latin : « Virtus, nomen ! ». On l’a entendu comme une désillusion. Tu n’es qu’un mot, Virtus — un mot intraduisible qui n’est ni la vertu, ni la valeur, ni l’honneur. Mais le cri de Brutus rend à la Virtus le plus grand hommage d’un Romain : toi, dit Brutus en mourant, toi que je n’ai pas su faire vaincre, tu as ce pouvoir-là de nommer ; toi, Virtus, tu es un nom alors je te vois depuis le fond du temps surpasser l’avenir.
Lorsque l’histoire se tord il reste pour les Romains le pouvoir secret du nom. Le nom secret de Rome est gardé par une déesse muette, que l’on représente toujours un doigt sur les lèvres. On dit qu’il s’agirait d’Angerona, la divinité du solstice qui ouvre l’année nouvelle. L’ouvreuse, la commenceuse, portant la clef du temps futur, est la gardienne de ce que Rome a de plus ancien et de plus obscur : son propre nom, amené d’une rive à l’autre de la mer et des siècles.
Les Troyens pour toujours « resteront en-dessous » : ils seront ce qui demeure et fonde sans cesse Rome dans le temps, son invisible et secrète impulsion. Mais le secret fait sourire Jupiter qui lit déjà Virgile. Oui, tous parleront latin, mais rien n’est oublié. Ce demi-fantôme tout hagard de tuer Turnus, cet Énée tout juste sorti des Enfers, c’est lui, le héros des poètes à venir. Junon a sauvé Énée.
Turnus n’attend plus le secours de Junon. Il voit Énée marcher vers lui. Turnus a froid et se demande… si les vainqueurs parlent la langue des morts, quelle langue dans un instant parlerai-je ?
Louise Routier-Guillemot
Sources :
Georges Dumézil, Mythe et épopée I, Gallimard, coll. Quarto, 2007
Joël Thomas, Les Structures de l’Imaginaire dans l’Énéide, Les Belles Lettres, Paris, 1981.
Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1989.
Alain Michel, « Quelques aspects de l'interprétation philosophique dans la littérature latine », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 157 (1967), p. 79-103
Sabine Luciani, « … dulcis moriens reminiscitur Argos (En., X, 782). Quelques remarques sur le vocabulaire du temps chez Virgile. » In : Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2, juin 1997. p. 117-137.
Jean Hubaux, « Angerona », in : L'antiquité classique, Tome 13, fasc. 1, 1944. p. 37-43.
Georges Séféris, Poèmes, traduits par Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki, Mercure de France, 1963.