À l’occasion de la parution de L’Infini dans un roseau. L’invention des livres dans l’Antiquité aux éditions Les Belles Lettres, Irene Vallejo nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous raconter le destin des livres et leur immense pouvoir à travers le temps et l’espace.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Irene Vallejo : Je me reconnais encore comme l'enfant qui suppliait toujours les adultes : « Raconte-moi une histoire ». Je buvais les mots que j’entendais, je voulais tous les savourer et les posséder. Dès l’enfance j'ai été séduite par les mythes grecs, sur les lèvres de mes parents quand je ne savais pas encore lire, et plus tard dans les livres. J'ai souvent entendu dire qu'étudier le grec et le latin était une folie, mais je n'y ai pas prêté attention et je suis devenue philologue classique pour m’approcher d’Homère dans sa langue. L'écriture m'a sauvée des tempêtes les plus sombres. Dans un monde obsédé par le profit instantané, je revendique les véritables richesses que j'ai trouvées dans les sciences humaines : l’histoire, la philosophie, l’art, les langues anciennes et contemporaines.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
I.V. : Ma professeure de grec au lycée a marqué mon esprit à jamais. Aujourd'hui encore, je me dis souvent, lorsque mes forces m'abandonnent ou que le découragement s'installe, que j'ai le devoir d'être à sa hauteur, de ne pas la décevoir. Lorsque je l'ai rencontrée, elle enseignait depuis trente ans et était toujours convaincue que tous ses élèves méritaient de savoir. Cette idée a été ma boussole : la connaissance est un bien et un plaisir que nous méritons.
Parmi les rencontres de papier, je retiendrais la rencontre avec la littérature de Michel de Montaigne. La prose joviale et chaleureuse des Essais, qu'il a inventé comme genre, m'a captivée. Au fil de ma lecture, je le sentais proche de moi, comme si j'avais eu l'immense chance de voir un grand causeur s'asseoir à ma table et déployer devant moi ses idées géniales, ses irrésistibles confidences. Mes articles et mon essai sont un hommage à ce grand écrivain.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
I.V. : Je crains que ma mémoire ne me joue des tours, car je me souviens avoir traduit les Bucoliques comme si j'avais commencé par elles, sans aucun antécédent. Virgile est l'une de mes grandes passions depuis lors. J'admire la musique de ses mots et son extraordinaire sensibilité poétique. Sans Virgile, les chemins de la littérature auraient été différents. Pour beaucoup de ses lecteurs, il est tout simplement inoubliable. Borges a écrit : Mis noches están llenas de Virgilio [Mes nuits sont pleines de Virgile]. Et Antonio Colinas : Grabad sobre mi tumba un verso de Virgilio [Gravez sur ma tombe un vers de Virgile]. Dans mon cas, la fascination est si forte que j'ai fini par écrire un roman mettant en scène le poète, dépassé par la commande de l'Énéide, obsédé par son souvenir et tourmenté par ses renoncements.
L.V.D.C. : Vous êtes à l’origine d’un travail remarquable sur les épigrammes de Martial, Terminología libraria y crítico-literaria en Marcial : est-ce par cet auteur qu’a débuté votre réflexion sur les livres et la lecture dans l’Antiquité ?
I.V. : Lorsque j'ai commencé à faire des recherches sur l'histoire du livre, de la lecture et des librairies dans la Rome antique, Martial a été l'un des auteurs qui a le mieux répondu à ma curiosité. Il y a aussi une affinité géographique, puisqu'il est né tout près de ma ville natale. Dans une époque dominée par la littérature solennelle, Martial fait preuve d'une profonde originalité en mettant la poésie au service de la vie quotidienne, la rapprochant du public romain par une démarche inhabituelle et amusante. Lorsque je le traduis, je suis encore frappée par la précision de ses observations, par sa pointe d’ironie, par les nettes impressions de la vue, de l’ouïe et de l'odorat. En tant qu'écrivaine, j'ai en estime sa capacité de recréer des atmosphères et des types. Ses épigrammes, malgré leurs irrégularités, font preuve d'une perception rapide des moindres détails propices à la dérision, contiennent des natures mortes colorées et des peintures de rue dans lesquelles bat l'agitation de la vie urbaine.
L.V.D.C. : Votre livre L’Infini dans un roseau. L’invention des livres dans l’Antiquité est à la fois riche et très accessible : quels ont été les principes d’écriture et de composition de votre ouvrage ? À qui s’adresse-t-il ? Comment expliquez-vous son succès ?
I.V. : Pendant mes études universitaires et, ensuite, grâce à une bourse de recherche, j'ai passé des années à étudier l'origine des livres et l'émergence de la lecture dans le monde antique. Pendant une décennie, cela a été le thème central de mes études et de mes publications. Cependant, j'ai écrit L'Infini dans un roseau comme un projet très personnel, à un moment particulièrement difficile de ma vie, en pensant que ce pourrait être mon dernier livre. Je sentais qu’il s’agissait là d’un adieu, et j'ai donc imaginé ce voyage avec une grande liberté et un esprit aventureux. J'ai décidé de tisser ensemble mes deux facettes de chercheure et d’autrice de fiction dans un essai libre et littéraire, sans attaches académiques, conçu pour être lu avec l'émotion d'un roman. Un récit audacieux et extravagant sur deux passions intimes : l'amour pour les classiques gréco-latins et pour les livres.
Lorsque j'enseignais, j'ai observé mes élèves et j'ai constaté qu'ils étaient davantage marqués par les anecdotes, les aventures et les biographies que par les raisonnements abstraits. Et je me suis demandé comment je pourrais créer un essai tissé comme un roman, avec les fils du suspense, des histoires, des atmosphères et des visages humains. Je me suis dit que, si je voulais rendre hommage aux livres, la meilleure façon serait justement de raconter leurs vicissitudes historiques comme les conteurs d'antan.
Lorsque j'ai entrepris d'écrire L'Infini dans un roseau, mon intention était d'unir le plaisir de la lecture à la recherche de la connaissance. Il s'agit d'une expérience littéraire qui entremêle données et vies, évocations d'autres époques, digressions littéraires et cinématographiques, réflexion, humour, liens avec le présent, carnet de voyage, suspense et étonnement de la découverte. J'ai cherché à retrouver l'enthousiasme et la passion que les histoires ont toujours suscités en moi.
L.V.D.C. : Vous écrivez « L’histoire de la littérature commence de façon inattendue. Le premier auteur du monde à signer un texte de son propre nom est une femme » (p. 200). Les femmes avaient-elles leur place dans le monde littéraire antique ? Certains de leurs textes sont-ils parvenus jusqu’à nous ?
I.V. : J'ai interrogé les sources, les textes et l'archéologie pour trouver les traces évanescentes des femmes écrivaines, philosophes, scientifiques et professeures de l'Antiquité. L'Infini dans un roseau est une histoire de la connaissance, pleine de risques, de voyages et d'inventions, où les femmes ne sont pas seulement une note de bas de page, une épigraphe en fin de chapitre, mais les protagonistes de l'aventure, des héroïnes courageuses qui – avec tant d'hommes, bien sûr – ont défendu les livres contre la destruction et l'oubli.
Les aventures d'Enheduanna – la première personne connue à signer un texte littéraire fut cette prêtresse akkadienne –, celles d'Aspasie, d'Hipparchia, de Sulpicia ou d'Hypatie, montrent que les femmes tisseuses de contes ont refusé de se taire, et ce à toutes les époques. J'ai essayé de retrouver leur mémoire, leurs histoires, les noms de certaines de ces pionnières, même si la plupart d'entre elles ne nous ont été transmises que sous forme de chants, de vers et de pensées.
L.V.D.C. : L’objet « livre » est indissociable de l’acte de lecture : les Anciens lisaient-ils beaucoup ? différemment ? Quels étaient leurs « classiques » ?
I.V. : Nous projetons notre façon de lire dans le passé, et nous pensons qu'il n'y a toujours eu qu'une seule façon de représenter les rites de la lecture et les façons de lire, mais il n’en est pas ainsi. L'histoire de la lecture comporte de nombreux épisodes. Elle est essentiellement un voyage de l'oralité à l'écriture, dans lequel il y a une transition, lorsque les livres deviennent comme des partitions musicales, un support pour l'interprétation. Pendant longtemps, il est arrivé que les troubadours, les aèdes, les récitants, les sages, comptaient sur la certitude de pouvoir rafraîchir le texte écrit, mais n’avaient de cesse de le représenter. Les Anciens avaient cette idée curieuse que la lecture est une possession, parce qu'au fond on prête sa voix, son corps ; on est l'instrument et on est possédé par la voix qui est sur la page. Il est donc étonnant que l'on ait considéré qu'il n'était pas tout à fait souhaitable pour des citoyens libres, moralement, de se laisser posséder autant de fois. Cela était possible, mais avec une certaine prudence et modération, afin que nous ne nous habituions pas trop à cette promiscuité qui consiste à donner notre corps à d'autres personnages et à d'autres voix. Pendant longtemps, on a lu à haute voix et, de fait, ce n'est probablement que lorsqu'ils s'entendaient eux-mêmes lire le texte que les Anciens en saisissaient le sens. Il était si difficile de déchiffrer un texte sans séparation des mots, sans paragraphes, sans signes de ponctuation et sans indices de lecture, qu'ils devaient réciter ; ce faisant, ils l'écoutaient et comprenaient de quoi il s'agissait ; il en a été ainsi pendant des siècles.
La première apparition d'un lecteur silencieux se trouve dans un texte d’Augustin, dans les Confessions, où il se souvient de sa rencontre avec saint Ambroise et de son admiration face à l’étonnant spectacle de celui-ci en train de lire à voix basse. Il était en silence, un livre entre les mains, et il se rend alors compte de quelque chose qui nous semble banal aujourd'hui, à savoir qu'une personne est près de lui, son corps est proche, mais il ne peut pas savoir où se trouve son esprit : il est dans un territoire mystérieux et privé. On considère que le texte dans lequel Augustin évoque ce moment et l'impact qu'a eu sur lui le fait de voir une personne s'échapper de son temps et de sa réalité, choisir un monde où elle décide de vivre pour quelques minutes ou quelques heures, est la première apparition de l'intimité dans l'histoire de l'humanité. Cela arrive lorsque quelqu'un s'enferme dans son livre et se retire du monde qui l'entoure ; il est là, mais il a décidé, par un acte de sa volonté, qu'il habite un autre monde. C'est la coexistence de dimensions parallèles comme quelque chose de presque magique.
L.V.D.C. : Pour finir, ouvrons maintenant les portes des bibliothèques vers l’avenir : avez-vous une idée du sujet de votre prochain livre ?
I.V. : Le manuscrit initial de L'Infini dans un roseau, celui que j'ai envoyé à l'éditeur, comprenait une troisième partie traitant de la transmission médiévale et de la révolution de l'imprimerie. Mes éditeurs m'ont conseillé de laisser cette section de côté et de me concentrer sur le Proche-Orient et l'Antiquité gréco-romaine dans leur relation avec le présent. La partie tronquée pourrait être le noyau d'un nouveau livre, mais je pense que je dois d'abord faire plus de recherches et me former davantage.
J'ai toujours été fascinée par la capacité qu'avait la littérature française d'entremêler réflexion et récit, essai et autobiographie. J'ai mentionné Montaigne, mais je ne pouvais pas oublier Marguerite Yourcenar, dont les Mémoires d'Hadrien m'ont fascinée lorsque j'étais étudiante. Je me souviens aussi clairement de l'impact qu’a eu sur moi Le Royaume d'Emmanuel Carrère, une enquête passionnante qui mêle le passé aux expériences intimes de l'auteur. D'autre part, je pense à Michon, Quignard ou Pennac, dont les œuvres et les idées sur la création et l'écriture ont ouvert des voies et des chemins nouveaux pour cet essai.
Pour l'instant, ce que je sais, c'est que j'aimerais poursuivre mon voyage dans ce territoire frontalier qui chevauche les deux rives : le récit et la non-fiction, les jalons du passé et les mythes du présent. Grâce à la confiance d'éditeurs tels que Les Belles Lettres, j'ai le privilège de toucher des lecteurs qui m'ouvrent de nouveaux horizons. Je serais ravie si l'accueil incroyable et généreux de L'Infini dans un roseau se traduisait par la liberté de choisir de nouveaux projets et d'écrire sans vertige ni urgence, en donnant du temps au temps.
L'Infini dans un roseau est à retrouver sur le site des Belles Lettres et en librairie !