À l'occasion de la parution de son dernier roman, Le roman de Mécène, aux éditions Stock, Pascale Roze nous fait l'honneur d'un entretien exclusif et nous invite à découvrir le Mécène qu’elle a imaginé, dans un récit où se mêlent érudition, liberté créative et profond attachement à la culture romaine.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Pascale Roze : Je m’appelle Pascale Roze. Je suis « une femme de lettres ».
L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?
P.R. : Ma mère, tout d’abord, en m’apprenant dès l’âge de trois ans les Fables de La Fontaine, mon oncle en me donnant à lire à 14 ans une version allégée de Guerre et Paix, Tolstoï donc, puis tous les Russes ou presque. Mais c’est Marguerite Duras qui m’a vraiment mis la plume à la main. Ensuite j’ai eu la chance de suivre le séminaire « Critique sentimentale » de l’essayiste Pierre Pachet qui m’a pour ainsi dire vraiment appris à lire, à y exercer mon jugement.
L.V.D.C. : Quel est le premier texte antique, auquel vous avez été confronté ? Quelle a été votre réaction ?
P.R. : Je ne sais plus. Je suis d’un âge où l’on commençait le latin en 6ᵉ. Mais la véritable entrée s’est faite beaucoup plus tard. A la fac où j’ai commencé des études tardives, j’avais déjà 38 ans, avec Lucrèce, puis surtout avec Horace. Lucrèce, je l’ai trouvé passionnant mais c’était un cours de littérature et non de langue et nous n’avons jamais regardé le texte latin. Tandis qu’Horace, je l’ai fait en version. C’est par la satire numéro 4 qu’a commencé mon long voyage dans le latin.
L.V.D.C. : Vous publiez ces jours-ci Le Roman de Mécène : comment comprendre ce titre ? Quelles sont les nuances ou les différences avec une biographie ? Un roman historique ?
P.R. : Tout simplement, comme Le Roman de Renard, sauf que ce dernier se présente sous forme de scénettes, de petites histoires, tandis que le mien essaie de se dérouler sans à coups, de tirer les fils d’une histoire, de faire un tout. Un tout entre le passé et le présent, entre Mécène et moi, entre le réel et l’imaginaire. Comme quand on dit : c’est tout un roman. Le livre est biographique dans la mesure où je me suis servie de ce que les sources nous disent de Mécène, historique dans la mesure où j’essaie, avec le plus de soin possible mais avec mes limites, de rendre compte des connaissances que nous avons sur l’époque. Mais il est surtout une projection de mon monde intérieur où cohabitent tant bien que mal la poésie (La Fontaine), le désir de beau, la certitude de la filiation avec Rome.
L.V.D.C. : Quel est l’origine de ce projet et comment s’inscrit-il dans la filiation de vos œuvres ?
P.R. : En 2005, à la suite de ma découverte d’Horace, j’ai publié un livre sur lui : Un homme sans larmes. Et c’est en travaillant à ce livre que j’ai croisé le personnage de Mécène. A vingt ans d’écart, ce Roman de Mécène prend sa suite. Cela fait longtemps que je voulais la prendre. Mais je m’en sentais incapable. Horace se raconte beaucoup dans ses satires, des biographies existent, et surtout, on a toute son œuvre. C’était facile et je me souviens de l’écriture de ce livre comme d’un grand bonheur. Mais Mécène ! Comment faire ? J’ai essayé une première fois en 2012, j’avais même signé un contrat avec Jean-Marc Roberts qui était alors à la tête de Stock. J’ai dû lui avouer que je n’y arrivais pas. Trop peu d’infos, trop dispersées. J’ai abandonné. Jusqu’à ce que je tombe par hasard en 2020 sur la mention d’une thèse sur la poésie et son rôle dans le passage de la République à l’Empire, dont le personnage principal était Mécène[1] ! Je me suis dit : ça y est, je peux ! Le désir était toujours là, aussi fort qu’en 2005 et qu’en 2012 . La thèse est de Philippe Le Doze. Elle me fournissait toutes les sources grecques et latines qui parlent de Mécène. J’ai commencé à les lire. Et je suis entrée dans un long et passionnant travail, pour lequel j’ai reçu l’aide de Philippe Le Doze, comme de ceux que je remercie dans mon livre. J’ai eu la chance de rencontrer des savants et savantes généreux et généreuses.
L.V.D.C. : Qu’est-ce qui vous plaît, vous fascine ou vous intéresse chez Mécène ? Et dans la période ?
P.R. : La période est en soi passionnante : suite à l’assassinat de César, la mort de la République et l’avènement de l’Empire. Vous imaginez ? Vous imaginez aussi comme ça résonne avec aujourd’hui ? Avec notre sentiment que la démocratie chancelle partout ? Mécène, je ne sais pas trop vous dire. Il aime la poésie, comme moi. Il aime recevoir ses amis, comme moi. Il s’essaie à écrire, comme moi. Il se construit un palais. Je n’ai pas de palais mais une maison qui m’en tient lieu et dans lesquelles j’aime donner des fêtes qui n’ont rien à voir avec la somptuosité des réceptions de Mécène mais qui sont tout de même des fêtes. Sénèque dit le plus grand mal de lui, de sa façon de ne pas être comme tout le monde, sans dignitas. Cela aussi m’a plu chez lui. Et aussi, l’amoureux malheureux de sa femme. Je me suis beaucoup investie dans leur couple.
L.V.D.C. : Dès les premières lignes, le lecteur est frappé par la familiarité que vous avez vos personnages, comme s’ils étaient vos amis et donc vos contemporains, si bien qu’on a envie de vous demander : quand et comment vous êtes-vous rencontrés ?
P.R. : Je crois que j’ai déjà répondu ! Vous me faites un compliment qui me va droit au cœur. Car j’ai cherché cela : la familiarité. Très beau mot.
L.V.D.C. : Et une fois le livre terminé, que se passe-t-il ? Que faites-vous de vos personnages ? Se parlent-ils et vous parlent-ils ?
P.R. : Je vais à Rome ! Et j’ai plus que jamais envie d’y aller. Je regarde différemment les statues antiques, elles me parlent davantage.
L.V.D.C. : Quelles ont été vos sources ?
P.R. : Mécène est peu présent dans les sources grecques et latines, c’est pratique, on en a vite fait le tour. On les trouve principalement chez Dion Cassius pour les grecques et pour les Romains, chez Sénèque et Velleius Paterculus, sans compter les invocations que lui adressent Virgile, Horace et Properce, ainsi que les débris qui nous restent de ses propres écrits. Une nouvelle de Yourcenar dans Feux, intitulée « Sappho », a failli me faire renoncer tant elle mêle extraordinairement fiction et sources. Le texte m’a fait envie, j’ai pensé que j’aurais dû m’y prendre comme elle, sans m’encombrer d’un roman, juste en donnant des éclats. Mais j’ai résisté. Parce que je voulais que mon texte, de la façon la plus directe et facile possible, donne des informations historiques à ses lecteurs. Un grand inspirateur a également failli me faire renoncer, Pascal Quignard. Je connais bien ses textes qui ne s’embarrassent jamais de pédagogie. Je suis fascinée par eux. Je les lui ai aussi souvent envié, j’ai même pensé qu’il était plus efficace que moi dans la transmission du monde latin justement parce qu’il ne se souciait pas d’être pédagogue. Mais il y avait une voix en moi qui disait : ne lâche pas, explique aussi. Tu le sens comme ça, fais-le.
L.V.D.C. : Qu’est-ce qui est « inventé » dans le livre ?
P.R. : Beaucoup. Mais j’affirme que tout est vraisemblable. Les historiens qui me lisent sont mis au parfum tout de suite : j’ai inventé, sur un indice minime, que son père avait été assassiné, puis qu’il avait fait connaissance d’Octave quand celui-ci est venu lui demander de pouvoir installer son camp sur ses terres à Arretium. Tout cela est inventé. Évidemment que le palais qu’il s’est construit à Rome, je me suis plu à l’imaginer. L’originalité, c’est que le type d’architecture que j’ai choisi était fréquent en Campanie mais pas à Rome. Quant à sa femme, nous savons par Sénèque qu’elle avait mauvais caractère, qu’elle ne se soumettait pas souvent, voire jamais, au devoir conjugal. Et on suppose qu’une ode d’Horace lui est dédiée vantant sa grâce quand elle danse. J’adore danser. Je l’ai très vite fait mienne.
L.V.D.C. : Si ce livre est une réussite c’est notamment parce que vous arrivez non pas à faire revivre mais simplement vivre vos personnages : comment avez-vous procédé pour faire bouger les toges et respirer les poitrines avec tant de naturel ?
P.R. : Je me suis jetée à l’eau, j’ai fait comme s’ils étaient d’aujourd’hui.
L.V.D.C. : Dans votre ouvrage, vous dépoussiérez avec une généreuse liberté notre manière de recevoir l’histoire en générale et l’histoire antique en particulier : en quoi cela vous a-t-il paru nécessaire maintenant ?
P.R. : Les liens entre l’histoire romaine et la nôtre me sautent aux yeux. Je crois avoir déjà dit qu’on ne peut qu’être frappé du fait que la République chancelait à Rome comme chancelle partout dans le monde la démocratie aujourd’hui. Je n’aurais jamais cru vivre cela, surtout après l’effondrement de l’Union soviétique. Mais pour être honnête, ce rapprochement n’est pas à l’origine de mon livre. Je n’ai rien fait d’aussi réfléchi. Si j’avais réfléchi, j’aurais plutôt choisi les Grecs qui ont inventé la démocratie. A mon grand étonnement, je constate que les Romains sont plus proches de moi que les Grecs. Les Grecs sont trop beaux pour être proches tandis que les Romains sont un mélange de beauté et de laideur, de familiarité et de dignitas. On ne peut pas les idéaliser. La statuaire traduit bien cette différence, sublime chez les Grecs, réaliste chez les Romains.
L.V.D.C. : Est-ce que vous voyez des parallèles entre la vie de Mécène et notre époque ?
P.R. : Je ne comprends pas bien la question. Vous voulez dire, est-ce qu’un Mécène pourrait exister de nos jours ? Un homme qui soit à la fois dans le pouvoir et dans les arts ? Un Bolloré qui achète des médias ? Certes, je ne pense pas à ces gens-là quand je pense au Mécène que j’ai dessiné. Mais sans doute certaines personnes y pensent. Comme certaines pensent que Virgile et Horace se sont fait enrôler à chanter le pouvoir pour gonfler leur bourse et surtout leur renommée. C’est une question de regard. Et le regard en dit autant sur celui qui regarde que sur celui qui est regardé, l’époque n’y fait rien.
L.V.D.C. : Dans votre roman, comme les poètes de l’Antiquité, vous invoquez la Muse : qui est-elle ?
P.R. : C’était avant tout une plaisanterie, une façon de faire « antique » ! Mais je précise aussi dans le texte qu’il s’agit de la longue procession des historiens et des latinistes qui ont conduit l’Antiquité jusqu’à moi. Je les remercie et leur demande de m’inspirer.
L.V.D.C. : De la vie de Mécène diriez-vous qu’elle est une vie réussie ? Mécène a-t-il été heureux, a-t-il trouvé le summum bonum décrit par Cicéron ?
P.R. : Je ne sais pas très bien ce que veut dire une vie réussie. Si c’est trouver le souverain bien, il ne l’a pas trouvé, et il a eu l’occasion d’être malheureux. Mais elle est réussie du point de vue du mécénat et de l’amitié. D’ailleurs les deux notions chez lui se confondent, et c’est pour cela qu’on peut dire sa vie réussie : elle laisse derrière elle l’image du mécénat comme celle de l’amitié généreuse.
L.V.D.C. : Quel est son lien avec l’épicurisme ? Et le vôtre ?
P.R. : Pour Mécène (tel que je l’imagine), c’est un lien intellectuel. Il est ébloui par la science de l’atome et surtout le rejet de la notion de providence (j’emploie ce terme chrétien car je ne connais pas celui employé par les stoïciens mais seulement leur métaphore : nous n’avons pas la liberté de changer une seule ligne aux rôles que nous ont écrits les dieux, mais celle de bien ou mal les jouer.) Une philosophie qui affirme que les dieux n’interviennent pas dans le destin des hommes répond à ce qu’il croit, ou veut croire. Mais pour le reste : cueillir le jour, il en est incapable, tant il est pris dans les affaires d’Octave ou la réussite de ses recitationes. La primordiale notion de suffisant lui est étrangère. Pourtant il désire l’épicurisme, et c’est le plus important. Quant à moi qui ai découvert l’épicurisme avec son meilleur représentant, Horace, il m’arrive de savoir cueillir le jour, et j’aime à me contenter du suffisant comme à accueillir le surplus lorsqu’il se présente, sans en faire une histoire et sans qu’il devienne nécessaire. Mais je suis une très mauvaise épicurienne car j’ai le sentiment du religieux. Cela fait ma grande différence avec Mécène, et c’est pourquoi sans doute je n’ai pas assez exploité cet aspect dans mon livre.
L.V.D.C. : Pour finir par un sourire et un peu d’ironie : comment cultivez-vous votre jardin ?
P.R. : J’ai renoncé au potager, j’ai des fleurs mais pas trop. Mon jardin est carré et j’ai planté un orme au milieu de ce carré. Il est devenu immense. J’aime profiter de son ombre.
[1] Philippe Le Doze, Le Parnasse face à l'Olympe : de la poésie comme mode de communication politique à l'époque d'Octavien/Auguste, thèse soutenue en 2010.